« Lacrimosa » [adjectif latin dérivé de Lacrima : larme, et une partie du requiem] est un roman épistolaire d’outre-tombe entre le narrateur et Charlotte, une jeune femme qu’il a aimé et qui s’est suicidée à l’âge de 34 ans. Au détour des lettres qu’il lui adresse en la vouvoyant, le narrateur, l’auteur, puisqu’il s’agit de lui, de Univers-Univers et de Microfictions, ne peut s’empêcher, comme un exutoire à sa douleur, à son sentiment de culpabilité, de mêler souvenirs et fictions à tel point que le vrai du faux est parfois difficile à démêler : des parents marseillais, caricaturaux d’égoïsme, de bienséance et de méchanceté , une maison qui respire l’ennui de son enfance, une sœur qui « collectionne les marmots comme les peluches » et affublé d’un enfant attardé au nom ridicule de Pindo que la grand-mère « pleure de son vivant ».
Mais d’outre-tombe, la jeune suicidée se rebiffe, s’étonnant de ce soudain vouvoiement, de ce « nom de gâteau », prête-nom donc, de ce ragot, surtout, colporté jusqu’à son néant « Un ragot d’où on pourrait conclure que moi et les miens aurions vécu dans une de ces dégradantes histoires où tu aimes à ridiculiser les pauvres gens tombés sous la coupe de ton imagination ? Tu préfèreras toujours aux gens l’extravagance ? » . Et quand l’auteur reprend la plume, poursuivant son ragot, sa farce burlesque, en précipitant au chevet de la fraîche pendue un médecin vénal et qui partage sa couche avec une femelle panda, c’est pour mieux quelques lignes plus tard, d’une pirouette habile, ouvrir « la dalle d’une tombe qui se serait trompé de jour » et faire revenir la journée d’hier.
Car au-delà du « conte de sorcière », de la fiction saugrenue, on démêle peu à peu certains fils que l’on devine réels –devine car le doute subsiste bien souvent et des souvenirs à la fiction, il n’y pas parfois qu’une virgule- : la rencontre de l’auteur et de la jeune femme lors d’une signature au Salon du livre de Paris deux ans plus tôt, leur voyage commun dans un Club Med de Djerba (là encore l’imagination galopante de l’auteur cède parfois le pas à ce que fut peut être le séjour) mais surtout son ressenti du mal de vivre de la jeune femme, son faux détachement, son sentiment de culpabilité et son désarroi devant le suicide « vous savez qu’il y avait un contrat contre vous, et que vous étiez chargée de l’exécuter. Le suicide est un homicide comme un autre. Un assassinat avec préméditation, un complot fomenté par une faction dans un recoin du psychisme »
En réponse à ses lettres, quand elle parvient à voler une plume des corbeaux qui l’a ravitaille, Charlotte tour à tour le harangue, l’engueule, l’enjoignant de vivre, de quitter son écran à cristaux liquides, le traite de «ces charognards » qui se « nourrissent de cadavres et de souvenirs », l’accuse d’avoir fait d’elle « une marchandise …(avec) un code barre sur le dos » pour aussitôt le supplier de la raconter « raconte-moi, mon amour. Tu sais très bien que moi je ne peux plus rien dire… » Avant enfin de prendre l’écrivain à son propre piège en le réinventant inconsolable et pieux lors de son enterrement « Quand j’ai été rangée dans le caveau, tu as pris la parole, le visage souillé de larmes et de morve, pour me remercier d’avoir vécu. …Tu as dis qu’à présent j’étais dans les bras de Dieu. Des bras adorables où on se complaît. Tu avais dû trouver cette phrase sur un site intégriste » ; Pour finir, répondant à l’auteur qui lui demande (« ma demande est ridicule, mais un écrivain doit accepter de sombrer dans le ridicule, autrement il ne serait pas un humain ») s’il a eu raison d’écrire ce roman, par cette phrase, comme celle d’un parent à son enfant : « je suis fière de toi ».
Achevant avec un bel enthousiasme la lecture d’ « Un chasseur de lions », j’ai eu beaucoup de mal au cours des premières pages à « entrer » dans l’univers de Régis Jauffret, ce d’autant que les premières pages (on le comprend à la première intervention de Charlotte) sont une invention, une farce que l’auteur esquisse au sujet de son amante suicidée. Mais, très vite, la séduction a opèré par la grâce de l’écriture et de l’imagination de l’auteur, dont le cynisme cache surtout le désarroi, les remords, la tristesse dans lesquels le drame de ce suicide la plongé. Et au delà, révèle un bel autoportrait d’un écrivain pris au piège d’une réalité à laquelle il est confronté et qui soudain dépasse toute imagination possible.
Aux détours d’une phrase, quelques mots piochés représentatif du style de Régis Jauffret « On aurait dit qu’il portait la photocopie de son visage, réservant l’original pour des jours meilleurs ».