Comment parler d’un tel roman ? En commençant par la forme peut être : Zone n’est qu’une seule et unique phrase, sans majuscule ni point, uniquement entrecoupé de trois chapitres ponctués, trois chapitres d’un livre que lit le narrateur, roman intercalé dans le roman donc, et deux pages d’un manuscrit perdu de Francesc Boix, photographe espagnol républicain déporté à Mauthausen qui a témoigné au procès de Nuremberg.
De la forme au fond, il n’ y a qu’un pas, ou plutôt 500 pages (516 exactement) comme autant de kilomètres que parcourt en train le narrateur, Francis Servain Mirkovic, espion, agent secret français, entre Milan et Rome, par une nuit d’hiver, le 8 décembre 2004, avec une mallette remplie de documents secrets qu’il doit vendre le lendemain à un émissaire du Vatican pour ensuite changer de vie et endosser l’identité d’un ancien camarade, actuellement interné en hôpital psychiatrique, Yvan Deroy.
Tout au long du voyage, c’est d’une seule phrase donc, les souvenirs de Francis Servain Mirkovic, qui se rappelle ses années d’espion dans la Zone-le bassin méditerranéen- ainsi que plus tôt, en 91 92, ses années d’engagement dans le conflit auprès des croates en Ex-Yougoslavie, ses deux épisodes de sa vies entrecoupés d’une longue errance de plusieurs mois à Venise où il faillit se suicider.
Que dire d’abord sinon que sans le challenge du Prix du Livre Inter, je n’aurais sûrement pas dépassé les 100 premières pages où je me suis tout d’abord arrêtée, intercalant ma lecture par celle d’un autre roman de la sélection, avant de la reprendre. La tentation était forte de me dire que cette lecture n’était pas pour moi, l’absence de ponctuation, les éternels errements de la pensée du narrateur qui d’un mot nous entraîne tantôt vers son passé où il dérive, tantôt vers les plus grands conflits méditerranéens du XXème siècle, tantôt vers l’évocation des légendes homériques, une porte en ouvrant aussitôt une autre, sans virgule bien souvent, sans point surtout, sans respiration. Mais une fois les 100 premières pages (relues donc !) et dépassées, c’est un mélange de dégoût, d’effroi mais aussi et surtout de fascination que ce roman a exercé sur moi.
Dégoût et effroi car le narrateur ne nous épargne rien des atrocités de la guerre, de sa guerre surtout, où il a commis les pires exactions, et ses souvenirs sont éclaboussés d’évocation des pires monstres de l’histoire : Millán Astray notamment et de nombreux bouchers SS.
Mais fascination aussi et surtout par la grâce et la poésie (malgré les nombreuses horreurs qui jonchent le récit) de l’écriture de Mathias Enard et par toutes les petites ou grandes histoires, fictives ou historiques, qui foisonnent tout au long de ces 500 pages. On y croise Francesc Boix, donc, dont j’ignorais tout de la vie, on y croise de nombreux écrivains également qu’il lit où évoque à la faveur d’un séjour dans telles ou telles villes : Cervantès, Lawrence Durrell, Jean Genet, William Burroughs, Malcolm Lowry, Joyce, ainsi que des auteurs antisémites Bardèche, Brasillach ou Céline. Le narrateur évoque également les trois femmes de sa vie - Marianne, Stéphanie et Sashka – sa mère pianiste, son père, bourreau malgré lui pendant la guerre d’Algérie, qui lui construisit jadis un immense circuit de train électrique (qui préfigure peut être ce voyage), ses deux compagnons de guerre en Croatie et des personnages fictif d’un roman d’un auteur Libanais, que nous suivons pendant trois chapitres et dont l’histoire bouleverse le narrateur (« parfois on tombe sur des livres qui nous ressemblent, ils nous ouvrent la poitrine du menton au nombril » )
En lisant Zone, on pense au roman ferroviaire par excellence (et de surcroît sur la même ligne Paris Rome ) : La modification de Michel Butor bien sûr, (quel souvenir de lecture !), bien que ce roman ne soit, à mon avis, jamais évoqué (mais j’ai pu sauté quelques mots hum hum en 5OO pages si denses !!!), on pense à l’Iliade, à l’Odyssée, où l'on voit les héros troyens et les dieux, comme le chœur antique des tragédies grecques, faire très souvent contrepoint aux guerriers, victimes, bourreaux de ces multiples conflits évoqués et aux femmes qui peuplent les souvenirs du narrateur.
Un roman magistral, sujet à débat bien sûr, un roman qui me dépasse mais dont je n’oublierai sûrement pas certaines scènes, certains passages, morceaux de puzzle qui peu à peu forment un tout … un rêve que le narrateur fait dans le train, mise en abyme du roman, l’évocation d’une boîte de nuit à Beyrouth, implantée à l’endroit et sur le thème (puisque les tables sont des cercueils) d’un des tout premiers massacres de la guerre civil en 1976, la tuerie d’un cochon en plein conflit croate, des pages pleines d’ironie sur l’éternel pape Jean Paul II, l’histoire d’un duc privé de son titre par l’histoire car duc d’Auschwitz dont le château est un lieu de mémoire d’un massacre auquel sa propre mère fut complice, et tant d’autres…Inoubliable oui sûrement…et donc très heureuse que le prix du Livre Inter m’ait donné à lire un tel roman…