SEMBLANT DE BONHEUR
« …Bonheur court, bonheur feint, bonheur vite défunt… » Jeanne CHERHAL « Sad love song »
Il est des livres à peine refermés qui exalte l’envie de jeter quelques mots sur une feuille blanche. C’est ce que je fis cette nuit là, à plus de deux heures du matin, épuisée, épuisée mais éblouie par le roman que je venais de lire d’une traite et dont l’écriture, miroir de ma douleur et de mes doutes , semblait enfin les légitimer.
Jamais jusqu’à ce jour un roman n’avait su, avec autant de justesse et au moment opportun, assembler les pièces éparses de mes pensées, qui en l’occurrence alimentaient mon mal de vivre depuis de si longs mois.
Je venais d’achever la lecture, ou plutôt la re-lecture d’un roman d’Olivier Rolin, « Port-Soudan ».
On m’ avait offert ce livre au moment de sa parution, il y a plus de dix ans maintenant. Il m’ avait été remis en tant que service de presse, sa quatrième de couverture ayant été découpé à l’angle inférieur gauche, alors que je travaillais dans une petite librairie en montagne. Je ne l’avais d’ailleurs conservé que pour cette unique raison, objet-souvenir d’une époque bénie mais révolue de ma vie.
La lecture de Port-Soudan ne m’avait pas laissé un souvenir impérissable : Roman de l’imaginaire, d’une belle écriture, mais difficile et sans dialogue, bien loin de mes préoccupations de jeune fille d’alors.
Le livre m’avait suivi, malgré tout, dans tous mes déménagement successifs comme ces objets dont on ne peut se résigner à se séparer car ils conservent en leurs fibres, souvent mieux qu’une photo, une parcelle de notre passé, un témoignage de nos visites, de nos rencontres et de nos choix de vie qui nous ont construit. Certains de ces « objets-madeleines » avaient au fil des ans disparus : cassés, égarés ou bien donnés car ayant perdu de leur résonance au passé. Moins exposé aux aléas quotidiens, Port-Soudan était resté caché dans ma bibliothèque, où il serait sûrement resté encore quelques années si ma curiosité n'avait pas été piquée au vif par une petite phrase de son auteur.
Le jour de mon divorce, quelques mois auparavant, sur la route qui me ramenait du tribunal (où avait eu lieu une parodie d’audience) vers mon domicile, j’avais allumé la radio pour, comme à mon habitude, m’empêcher de penser. Le journaliste du 13-14 recevait Olivier Rolin qui devait cette année présider le jury du prix du Livre Inter. Interrogé sur son rapport à la lecture, Olivier Rolin avait alors prononcé une très jolie phrase dont la justesse et la poésie avait retenu tout mon intérêt : « S’il n’y avait pas la littérature, l’humanité retomberait en enfance à chaque génération » . Je m’étais alors souvenu du livre découpé et m’étais promis de le relire, n’en conservant aucun souvenir et curieuse de le re-découvrir avec un regard plus mature. Il m’ avait fallu encore quelques mois et la perspective ennuyeuse d’une soirée sans nouvelle lecture pour m’y plonger.
Le narrateur en exil à Port-Soudan apprend par une lettre le suicide d’un vieil ami, A., demeuré à Paris. L’auteur de cette lettre, la femme de ménage de A., avait lu son adresse sur un courrier commencé par celui-ci à son attention, quelques jours avant sa mort. La lettre de A. ne comprenant que ces deux mots « Cher ami, », le narrateur décide de rentrer à Paris pour tenter de reconstituer le message à jamais perdu. Commence alors une quête par le narrateur des raisons ayant poussé A. à se donner la mort, quête qui le renvoie à son propre passé, à ses souvenirs avec A. dans le Paris des années 68 et surtout à sa propre douleur d’amour, puisque c’est, semble t-il, de cette douleur qu’A. est décédé. En expérimentant cette lente introspection dans les derniers mois de la vie de A., le narrateur – et l’auteur ?-se perd lui même jusqu’à s’identifier à son ami et douter de ses propres souvenirs.
Hormis une écriture d’une grande beauté- Olivier Rolin décrit mieux que personne la nature, les changements de saison et d’époque également- c’est l’obsession de l’amour perdu qui retint surtout mon attention.
Au fil de ses recherches, le narrateur croise les derniers témoins de la vie de A. qui lui permettent d’esquisser sa dernière histoire d’amour avec une jeune femme énigmatique puis leur séparation, destructrice pour A.
Olivier Rolin brosse une comparaison entre la trahison amoureuse et la mort, affirmant que la trahison est plus destructrice que la mort. Cette dernière rend immuables et fixe à jamais les souvenirs de l’être aimé, sur lesquels se construisent, malgré la douleur, les certitudes et l’assurance d’être soi. « Elle a l’affreuse douceur, aussi, des choses irrévocables » écrit-il.
Tandis que la trahison à le goût du doute et ne laisse rien intact : ni le passé dont elle transforme et « inverse » le sens, ni le présent où s’ancre la douleur, ni surtout l’avenir que l’on se refuse de projeter sur l’être jadis aimé à présent si loin, et dont l’éloignement même accentue la douleur de la trahison. Car la trahison n’a pas, elle, « l’affreuse douceur des choses irrévocables ». Elle vous est infligé par l’être qui jadis vous chérissait plus que tout et ce paradoxe du mal par le bien est inconcevable.
Depuis que j’avais pris la décision de quitter A, il a plus d’un an maintenant, j’avais maintes fois ressentie ces mêmes douleurs et surtout ces mêmes doutes à mon égard, envers A et l’Amour en général. Dès le début de notre séparation, j’avais écris presque chaque soir dans un petit carnet à spirales. Mais l’écriture ne parvenant pas à remplir sa fonction de thérapie, j’avais alors progressivement espacé puis rapidement abandonné cet exercice de style forcé.
Ce qui différenciait le narrateur de Port-Soudan de son ami A., malgré l’identification inévitable du premier au second – ses recherches, ses hypothèses sur l’amour et la séparation de A. réveillant douloureusement sa propre histoire, son grand amour perdu - c’était leur réaction face à la trahison : L’un devenant dès lors « moins exigeant sur le chapitre du bonheur », le second s’abîmant dans une lente descente aux enfers, « demeurait jusqu’au bout un vieil adolescent ».
Ce qui me différenciait des deux – bien que je sentis plus proche du narrateur car je pressentais que l’amour de A à mon égard portait dès son origine le sceau de sa future trahison et que, de surcroît, je n’avais fort heureusement pas sombré dans une inéluctable dépression – ce qui me différenciait des deux, donc, c’était cet étrange sentiment de culpabilité, ces doutes qui m’assaillaient chaque jour sur l’authenticité de l’amour que j’avais du lui porter un jour.
De notre récente et brève vie commune, je ne parvenais pas en effet à me « souvenir des belles choses », malgré mes multiples efforts de mémoire ; et cette absence de souvenir m’obsédait.
La lecture de Port-Soudan , ce soir là, m’avait à la fois ébloui par le talent et le défaut de l’auteur : Sa description, son analyse si juste des ravages de la trahison amoureuse semblait toutefois effacer l’être jadis aimé que le lecteur ne devinait qu’a travers le prisme du dépit amoureux. Si son talent d’analyste semblait faire écho à ma propre douleur, son « défaut » légitimait une partie de mes doutes : Et si, à cause de la puissance du sentiment, la douleur de la trahison annihilait les souvenirs de bonheur ?
De cette nuit là, où la lecture miroir avait fait jaillir l’écriture bonheur, l’écriture thérapie, je n’eus plus de cesse que de dénicher ces romans, ces récits en sommeil quelque part dont la lecture ferait naître en moi comme un sursaut, une illumination , l’envie d’écrire. C’était là peut être mon unique chance de voir disparaître cet étrange mal être que je ressentais depuis de si longs mois, c’était là peut être mon unique chance de soulever le voile de ce « semblant de bonheur ».
C'est depuis cette lecture que j'écris et que je n'hésite pas à relire...