Sur l’autre rive de ce petit livre, j’ai fermé les yeux. Sous mes paupières mi-closes, tandis que vacillaient les vestiges d’une lumière blanche, j’ai vu peu à peu apparaître un dessin à l’estompe en demi-teintes violines.
L’image d’un petit café de la fin des années 60, antre étroit, manière de boyau tortueux, s’est imprimé sur ma rétine, quelques mauvaises chaises et quatre tables de pin rongées par les coups d’éponge, un comptoir en fin de course qui grâce à sa carapace de zinc, revêtait des allures de lutteur casqué…
Debout derrière son comptoir, un vieil homme sort du brouillard : mains rugueuses aux ongles endeuillés de charbon, masse écrasante de sa stature de chêne gaulois et bons sourires, plissés du front au menton. Un vieil homme pauvre de trop boire,…qui aimait son métier qu’il pratiquait comme un art , et qui faisait chaque jour ses gammes dès le petit déjeuner, en trempant ses tartines dans un bol de muscadet. Un vieil homme dont le cœur déborde de poésie, gardien du phare, où échouent chaque jour des astres mélancoliques qui avaient passés soixante-dix ans et plus, des dieux à mobylettes…qui avaient de leur vie épuisé les surprises, et qui se retrouvaient au vieux bistro et rompaient dans les blancs gommés et les rosés picons l’éternité des jours moroses.
Auprès du vieil homme aux traits confus, un enfant de huit ans observe le spectacle des vies simples, les rituels de ces hommes qui se fréquentaient depuis l’enfance et qui n’avaient plus guère besoin des mots pour se parler ;
Les costumes étriqués du dimanche qui donnent au geste une majesté guindée …qui finissaient par déteindre sur les conversations, un semblant plus sérieuse ; Les braconnages naïfs qui s’échangent à l’Excelsior ;
La rue, les rumeurs du monde et ses agitations … qui se rompent sur cette enclave oubliée à la façon des hautes vagues sur l’étrave d’un navire : le passage du laitier, du porteur de journaux, les ouvriers en bande, les contremaîtres un peu raides et les ingénieurs, plus raides encore, surnommés par le Grand-père les constipés de l’âme ;
La ville, la Grande- Ville où il faut se rendre parfois.
Auprès du vieil homme aux traits confus, un orphelin, un enfant de huit ans qui n’est plus, esquisse dans une prose nette (LMDA) le souvenir de cette enfance-là et de son grand père, surtout, avec lequel il va vivre pendant trois ans, avant d’en être à jamais séparé par un Homme de la Grande Ville.
Un grand père avare de baisers mais qui lui réécrit le monde pour lui plaire et le consoler, un grand père protecteur qui veille sur sa jeune vie pour éloigner d’elle tous les assauts du mal, un grand père qui l’entoure d’un grand pan de douceur, de l’essentiel et des petits riens…
Un livre, un tout petit livre, à lire à l’heure de la sieste, puis s’assoupir doucement pour en étirer le souvenir.