Vous avez, cette fois, mis au point une stratégie infaillible, repéré la formule alphanumérique à mémoriser jusqu’à votre sortie, calculé les points d’abscisse et de coordonnée à partir de repères visuels facilement identifiables et cette fois-ci immuables (toujours préférer l’angle formé par, mettons, le Norauto et le Mac do, à la proximité, somme toute précaire, d’un coupé cabriolet rouge bordeaux), sans négliger ce qui, pour le premier quidam venu semble plutôt superflu (il faut le voir foncer tête basse et visage fermé) mais qui est loin de l’être pour votre cas personnel (rappelez-vous la dernière fois) : la reconnaissance mentale de la porte ; la petite à droite (à droite de quoi d’ailleurs ? ) ou la plus grande juste en face de vous ? Surtout ne pas perdre son temps en considérations diverses sur les portes automatiques (toutes les entrées en sont pourvues) mais privilégier les champs latéraux, mettons la pharmacie à gauche et le petit chinois (ah son porc au caramel ! tiens ça fait longtemps…) à droite. Ne pas oublier de visualiser le contraire pour le retour.
Aussi, dotée de votre fil d’Ariane incassable, vous vous dirigez, l’esprit soulagé, vers ladite porte, non sans avoir au préalable fait un détour par l’auvent en plastique devant lequel vous perdrez bien encore cinq bonnes minutes à rechercher au fond de votre sac (et jamais dans la même pochette, notez) vos clés de voiture (que vous venez, rappelez-vous, si soulagée, de jeter, justement vous ne savez plus où) et au bout desquelles (car ce ne sont pas vos clés en soi qui sont l’objet de votre recherche nerveuse) est accroché votre jeton de caddie (qu’il n’y a pas si longtemps, vous remisiez dans le vide poche avant de votre voiture- ce qui vous faisait perdre encore plus de temps - d’où l’automatisme du « rangement » des dites clés au fond de votre sac qui perdure ; on ne s’adapte pas si facilement à une adaptation de poste).
Aussi, disais-je, dotée de votre fil d’Ariane incassable, et précédé de votre caddie, dont vous aurez au préalable (rappelez-vous la dernière fois) vérifié qu’il roulait droit (discrètement, le tour du parking ne s’impose pas), vous vous dirigez, l’esprit soulagé vers ladite porte, en froissant dans le creux de la main votre liste de course. Si celle-ci est rarement gribouillée de prose, vous l’espérez tout au mieux vierge de fautes d’orthographe, à défaut d’être réellement efficace. Car, avant même de franchir ladite porte, et ce malgré un respect scrupuleux des règles du jeu, vous savez d’ores et déjà (malgré une volonté farouche et toujours renouvelée) qu’il vous sera très difficile de suivre à la lettre un tel cahier des charges. Pour la bonne et simple raison qu’aucune règle ne peut s’appliquer à un jeu de piste en perpétuel remaniement et truffé de pièges visuels et sonores. Les concepteurs de ce jeu, communément appelés distributeurs, en changent la donne à chaque saison. Ils dessinent en comités de direction diurnes de nouveaux labyrinthes -appelés communément plans d‘occupation des sols - que leurs petits lutins aux gilets de couleurs s’empressent de réaliser, ni vu ni connu, la nuit, pour mieux piéger les joueurs au petit matin.
Oui, sitôt la porte franchie, dites-vous bien que vous ne tiendrez plus tout à fait les rênes dans ce grand labyrinthe et que votre micro liste de courses, toute recroquevillée dans votre paume moite, presque un poids déjà, celui de votre bonne conscience sur laquelle régulièrement vous devrez faire l’effort de baisser humblement les yeux, que votre liste de courses, disais-je, ne vous sera plus d’un très grand secours face à la valse des rayons, aux gondoles qui vous happent le regard et aux voix onctueuses qui enveloppent vos pensées – et surtout vos bonnes résolutions- d’un doux voile de tentation. Ce qui fait qu’au bout d’un moment, vous oublierez les tenants – pas toujours tenus – et les aboutissants – souvent au détriment des tenants – de ladite liste que vous vous étiez pourtant appliquée à rédiger avec un respect scrupuleux des règles du jeu, disais-je plus tôt, vous savez, celui des Sept Familles – dans la Famille Laitage, je voudrais le beurre, juste le beurre, j’ai déjà les yaourts, dans la Famille Boisson, je demande le pack d’eau, etc. Mais les règles de ce jeu ancestral ne font pas le poids face à l’ingéniosité de ces concepteurs qui passent leur temps à brouiller les pistes, en gribouillant de nouveaux croquis sur le papier tout en prenant grand soin de ne pas toucher à, vous savez, la petite zone à gauche, communément appelée la marge. Aussi, vous gagnerez du temps, la prochaine fois, à ne plus vous munir des règles de ce jeu désuet, puisqu ‘à coup sûr elles finiront en boulette de papier au fond du caddie.
En attendant, votre caddie devient ventripotent, et c’est heureux que vous ne soyez pas encore conquise par les jeux virtuels que ces concepteurs viennent de développer dans un labyrinthe encore plus mouvant, communément appelé le Net, car son gros ventre, soudain, bien palpable, bien tangible, vous ramène à la réalité – vous savez, quand les petites roues qui pourtant roulaient bien droit (vous en aviez fait le contrôle technique à vide, souvenez-vous, discrètement), semblent soudain marcher en canard, se font subitement plus lourdes, moins dociles – et vous rappelle derechef à l’ordre par un contre-braquage décidé en direction… des caisses.
C’est là que les choses se corsent, ou plutôt, si vous me permettez une légère torsion d’expression, c’est là que les choses se tordent ; car il s’agit bien là d’un nœud qui vient soudain entraver les longues déambulations aléatoires qui régissaient jusqu’alors votre caddie (et par extension votre cerveau, moteur du premier… quoique) depuis que vous aviez franchie ladite porte.
(A savoir que le temps imparti à ces déambulations aléatoires est inversement proportionnel au nombre de personne entourant le caddie, ou, pour être plus explicite, comprenez qu’un homme, ou mieux, un, voire des enfants, permettent de raccourcir considérablement ce temps de latence, en vous rappelant à l’ordre bien plus tôt, ce qui ne garantit pas pour autant un caddie moins ventripotent)
Oui, un nœud, dont les concepteurs ludiques, eux-mêmes, ont bien conscience, puisqu’ils tentent, par tous les moyens, de le lisser : « dénoueurs » s’adaptant avec flexibilité au nombre variable de nœuds nœuds, éclairage tamisé, ou petites présentations de confiseries qui offrent le double avantage d’occuper les mâchoires tout en passant inaperçues dans les entrailles du gros ventre.
En attendant qu’ils y parviennent complètement, à le lisser s’entend, ce nœud pour vous reste un nœud. Ce n’est pas tant le temps d’attente crée par ces embouteillages (ou congestions comme disent les canadiens qui appellent un chat un chat) qui subitement vous noue le corps et l’esprit (ou vous hérisse le poil, diraient les canadiens). Non, à condition d’avoir du temps devant soi, (ce qui est le cas pour vous, ce jour là, sinon vous n’auriez pas - ne soyez pas de mauvaise foi - perdu autant de temps en déambulations aléatoires), vous vous prêtez généralement de bonne foi (cette fois) aux impondérables que ne manquent pas d’entraîner ces rétrécissements de voies; vous prenez allégrement (peut être pas quand même, disons docilement) votre place dans le trafic, les mains ou les avant bras négligemment posés sur le cylindre collant de votre caddie, prête à effectuer en pilotage automatique les manœuvres en vigueur en ces lieux : s’accrocher à la chenille devant vous, s’en serrer le plus près possible, suivre le mouvement, accepter tacitement de se laisser légèrement pousser le sac ou le dos par la chenille qui vous suit (quoique à forte dose, cela peut parfois irriter, vous en convenez), sans oublier de céder le passage à celles qui viennent de votre droite (ou de votre gauche, c’est un code de la route adapté) espérant en se mouvant ainsi horizontalement rejoindre des congestions moins congestionnées (Ca aussi à forte dose…). Ce n’est pas tant ce temps d’attente, propice à poursuivre votre rêverie ou à vous inventer des microfictions en regardant les caddies de vos congénères ou en les écoutant parler, ni la prise de conscience de votre caddie ventripotent (vous avez une propension à la rêverie, soit, mais savez également garder les pieds sur terre tout en assumant vos achats compulsifs, ou pour mieux dire vous ne tomber pas des nues une fois le nœud atteint) que tout ce qui va suivre qui vous noue ainsi par anticipation. Car il faut bien avouer que si la rêverie est votre fort, la logistique l’est nettement moins. Et dans cette situation, comment allier vitesse et efficacité quand autant d’actions exigent de votre part une quasi simultanéité ? Savoir où se positionner entre le caddie et le tapis roulant (ou en d’autres termes, préparer l’ergonomie de son poste de travail), déposer les entrailles de votre caddie sur le tapis roulant en étant la plus rationnelle possible (car il faut bien penser que sous peu il faudra tout remettre dans votre engin à quatre roues, donc autant profiter de ces manipulations pour y glisser en tant soi peu d’organisation), sortir la carte de fidélité, les tickets restaurant et la carte bleue (pas trop tôt, car vous n’avez que deux mains mais pas trop tard car vous risquez de froisser « l’hôtesse de caisse » par un battement inutile dans votre plan PERT), s’assurer que vous vous êtes bien munie des sacs conventionnés (et en nombre suffisant) –l’un des préalables que vous avez bien trop souvent omis par le passé mais qui fait désormais partie de votre check-list pour éviter tous frais supplémentaires, et tous sacs supplémentaires susceptibles d’être oubliés les fois suivantes- , les ouvrir et en garnir le fond de votre caddie (vide à présent), rattraper la vitesse de croisière de « l’ hôtesse de caisse » qui a déjà une longueur d’avance sur vous et qui bientôt vous annoncera la douloureuse alors que vous n’aurez encore rien rangé, savoir où glisser la carte bleue et enfin en taper le code (s’en souvenir) tout en jetant en vrac dans les sacs ouverts tout ce qui reste encore en bout de caisse (et tant pis pour l’organisation).
Un nœud. Un noeud qui à chaque fois vous laisse à bout de souffle, juste le souffle nécessaire pour murmurer un merci et bonne fin de journée à l’hôtesse (z’êtes polie tout de même).
Un nœud qui soudain vient interrompre le fil de vos pensées, un nœud que vous vous êtes tellement appliqué à dénouer que vous vous apercevez soudain que, sous le coup de tant d’émotion (et de tant d’efforts cérébraux et physiques), vous avez du lâcher votre fil d’Ariane.
Vous sortez d’un long bain de mer où vous vous êtes laissée ballottée doucement par le courant, puis vous avez du batailler sévère avec les vagues pour vous en extirper, et vous voilà enfin sur la plage, celle-la même que vous fouliez tout à l’heure. Mais, en êtes-vous si sûre ? Vos traces de pas ont disparu, emporté par les flots que déversent les vagues, et pour ce qui est de retrouver votre serviette, ça va être coton, sans votre fil. S’il est plus que probable que vous retrouviez la bonne sortie du premier coup cette fois, (c’est votre estomac qu’il faut remercier, rappelez-vous le petit chinois), (le procédé mnémotechnique du porc au caramel est infaillible, il faudra vous en souvenir), la situation semble nettement moins bien engagée sur le parking. Je vous rassure, le Norauto et le Mac Do n’ont pas pour autant pris la poudre d’escampette pendant que vous participiez au grand Jeu à l’intérieur, mais l’angle imparable qu’il formait avec votre voiture, si. Et c’est l’âme en peine et les poignets crispés que vous reconnaissez aussitôt la faille de votre stratégie. Infaillible, soit, mais pour un mathématicien, géomètre de préférence. Bon, vous n’avez pas le compas dans l’œil ni le sens de la perspective, il faudra vous en souvenir pour la prochaine fois. Mais ce qui vous préoccupe surtout, c’est que vous n’avez pas non plus la mémoire des chiffres : A6 ou 7, voilà tout le problème.
Et tandis que vous vous mettez en route, au petit bonheur la chance, à la recherche de votre voiture grise (passe-partout), les épaules voûtées, l’air faussement désinvolte ( pour ne pas accréditer, surtout, la légende urbaine du fameux sens de l’orientation féminin), vous maudissez en votre for intérieur (où dans ces moments là, il est toujours plus sain de ne pas s’auto flageller mais de chercher un bouc émissaire) le manque d’imagination récurent de ces promoteurs urbains incapables de glisser un tant soit peu de poésie dans ce monde d’asphalte – poésie qui se serait assurément mieux coulée dans les flux de votre mémoire qu’une formule de bataille navale.
Et quand soudain, après avoir bien vérifié que votre caddie ne roulait finalement pas si droit une fois rempli, vous apercevez enfin l’objet de votre recherche (ne vous trouvez pas d’excuses, elle n’a pas bougé, c’est évident, vous voyez bien l’angle à présent), vous jurez, mais un peu tard, qu’on ne vous y prendrait plus.
La prochaine fois, c’est décidé, vous noterez le numéro de l’allée sur votre liste de course. La prochaine fois, c’est sûr, votre stratégie sera infaillible.
A moins d’une boulette…