Ils se nomment Marius, Boris, Ripoll, Rénier, Barboni ou M’Bossolo. Dans les tranchées où ils se terrent, dans les boyaux d’où ils s’élancent selon le flux et le reflux des assauts, ils partagent l’insoutenable fraternité de la guerre de 1914. Loin devant eux, un gazé agonise. Plus loin encore retentit l’horrible cri de ce soldat fou qu’ils imaginent perdu entre les deux lignes du front : "l’homme-cochon". A l’arrière, Jules, le permissionnaire, s’éloigne vers la vie normale, mais les voix des compagnons d’armes le poursuivent avec acharnement. Elles s’élèvent comme un chant, comme un mémorial de douleur et de tragique solidarité, prenant en charge collectivement une narration incantatoire, qui nous plonge, nous aussi, dans l’immédiate instantanéité des combats, avec une densité sonore et une véracité saisissantes.
Extrait de Jules, le permissionnaire
"Je me souviens de la dernière fois, lorsque j'avais pris, comme aujourd'hui, un train pour m'extraire des tranchées et retrouver Paris. Une vie entière semble avoir coulé entre-temps. (...) Je me souviens que la dernière fois, ce qui m'avais le plus frappé, c'étaient les femmes dans la rue. Partout. Tout habillées. Toutes parfumées. J'avais oublié. Oublié au point même de ne pas m'y être préparé. (...)
Aujourd'hui, ce sera la même chose. Comme la dernière fois. Le choc des femmes. Lorsque je ferai mes premiers pas dans Paris. J'en suivrai une jusqu'à ce qu'elle remarque ma présence. J'en suivrai une et je la desabillerai des yeux. (...) Il faut que je me calme. Le temps a passé, Jules. Tu es vieux de milliers d'années. Tu es vieux des tranchées. Ton corps est ridé de tous ces obus, de toutes ces balles tirées. Un homme qui a appris à tuer, un homme qui a tenu un fusil, qui a du se plier aux règles de la peur et de la survie sauvage comme tu l'as fait, sait-il encore s'occuper d'une femme ? Tu vas la déshabiller et l'étreindre, tu vas l'enlacer et qui te dit alors que tu ne l'étrangleras pas ? (...) Car les seules étreintes que tu aies connues, les seules étreintes d'aussi loin que tu te souviennes, sont des étreintes de mort. (...) La jouissance est loin, Jules. Quand tu bandais au front, c'était de toute la longueur d'un fusil, et tes éjaculations étaient de feu. (...) Tu n'es plus un homme, Jules, tu n'es plus un homme, tu es une bête fauve qui veut manger par la bouche, manger par le sexe, et boire toute la nuit."
Rares sont les livres qui ont cette force, en effet, de vous plonger dans l'immédiateté de l'horreur. Avec ces hommes plongés au coeur des tranchées, on ressent à même le corps le poids de la boue mêlée d'éclats d'obus, de fragments de chair humaine, les vêtements collés par une pluie insidieuse qui s'infiltre partout ; l'horreur, la peur au ventre, la folie mais aussi cette fraternité qui unissait ces hommes parvenus qu dernier degré de l'humanité.
Un roman dont on ne sort pas indemne,servi par une magistrale écriture...
Merci à un passeur d'émotion qui se reconnaîtra...