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M'écrire

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14 février 2007 3 14 /02 /février /2007 23:03






















Univers, univers est un roman, mille romans. Il raconte une histoire, mille histoires.

 

Pendant un peu plus de 500 pages, Univers, univers nous plonge dans le cerveau d’une femme qui fait cuire un gigot. Et tout en regardant son gigot cuire doucement (ou pas du tout !), elle endosse mille personnalités ; elle se perd de vue comme une connaissance lointaine, tour à tour orpheline, criminelle, ex-prostituée, artiste,  brune, blonde, auburn, mariée, divorcée, veuve… ; elle s’invente des scénarios de vie et de mort passés ou futurs, se dilue dans tous ces scénarios, croit se retrouver, se perd à nouveau. Cette femme, c’est vous, c’est moi, tout ce qui peut se  passer dans notre cerveau, l’espace d’un instant, l’espace d’une vie.

 

Et cette histoire, ces histoires sont servies par une écriture remarquable, précise, minutieuse, cruelle,  corporelle…

 

Elle imagine le gigot en train de cuire dans le four, elle pense aux premiers chrétiens si fréquemment grillés. Elle plaint aussi les légumes croqués crus, bouillis, ou plongés équarris dans l’huile bouillante. Elle voit déjà les cent vingt-huit dents ce soir autour de la table, mâchant avec voracité entre deux syllabes d’un bavardage badin.

 

Elle utilisera sa bouche pour manger une tartine afin de la rendre impropre à la conversation.

 

Elle se lèverait, elle chercherait à toucher les visages, elle serait repoussée par les mains de tous ces corps dont elles feraient partie. Elle fixerait les yeux d’une tête de femme dont la bouche formerait une grimace qui dégénérerait en éclats de rire. Elle s’accrocherait aux oreilles, elle essaierait de secouer l’ensemble de cet être humain dont elle ne comprenait pas l’émoi.

 

Et plus que tout, ironique…

 

…la laissant seule avec sa mère qui donnait des cours de mimes pour joindre les deux bouts. Sa mère avait un petit nez, elle était cadre dans une banque.

 

Y compris avec lui-même …

 

Surtout que Carl n’était pas un élément apaisant, il s’appliquait à titiller sa désespérance en lui lisant chaque soir un florilège de textes macabres tirés de la Bible et des romans les plus tourmentés de Régis Jauffret.

 

 

Régis Jauffret déboulonne une à une toutes les valeurs :

 

La famille…

 

Elle était une Ponchin, mais eux étaient issus d’une longue lignée de pilotes, d’ingénieurs, de géomètres, comme tous les Domaris, famille de garçons élevés à la trique et de filles rarissimes, effacées, pareilles à des erreurs de calcul usées par la gomme.

 

L’amour …

 

Pour la première fois depuis plus d’un an, son mari l’a approchée dans le lit et ils ont eu un rapport.

 

 

La mort…

 

(Incroyable l’imagination de cet homme quand il s’agit de mettre en scène la mort !)

 

Fille unique, ses parents se suicideraient à cinquante-sept ans pour convenances  personnelles. (J’adore !)

 

Elle avait eu son premier lave-linge à l’occasion de ses trente ans de mariage.  Elle était morte dix mois plus tard alors qu’il était encore sous garantie. Le lendemain de ses obsèques, son mari l’a utilisé lui-même pour la première fois. A sa mort sept années plus tard, son aînée l’a emporté dans le coffre ouvert de sa voiture pour l’installer dans la petite maison dont son concubin venait hériter d’une tante. (L’ironie, l’absurdité de la vie !)

 

La littérature…

 

Un ruban de mots comme une piste sans fin, sans but, qui ne mène nulle part, et qui s'achèvera sans doute comme elle a commencé, dans la muflerie et le ricanement.

 

 

Univers, univers est un roman, mille romans foisonnants, dérangeants.  Il m’a donné cette étrange impression d’être à la terrasse d’un café l’été, de regarder la foule se presser autour de moi et d’avoir la faculté d’endosser tour à tour toutes les personnalités, toutes les vies passées, présentes, futures ou imaginaires de cette masse d’êtres humains. Au début, c’est un inventaire drôle, déroutant, excitant. Puis, peu à peu on se sent oppressé par tous ces destins qui finissent par être indigestes et dont on ne perçoit plus les particularités, les différences. Alors, on se lève et on retourne vaquer à ses affaires, vers son univers, enfin …cet univers que l’on croit sien parce que finalement on se met à le regarder d’une toute autre façon, comme si on était extérieur, en dehors (comme dirait Arno Bertina) de son propre corps. On s’est juré de ne plus revenir s’asseoir à la terrasse mais quelque chose d’indéfinissable vous y pousse toujours, régulièrement.

 

Et pourquoi pas finalement lire ce roman ainsi, en picorant de temps en temps dans l’immensité de l’univers, des univers qu’il nous offre…

Car chaque page regorge de trouvailles littéraires, et il serait bien dommage de s’en priver sous prétexte d’indigestion …

 

Prix Décembre 2003

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