ENCORE UN PEU et elle partait à la poubelle, avec de vieux actes notariés dépassés et passés de couleurs. Leurs feuillets craquants et jaunis se déversaient au dessus de la gueule béante du carton. Mal rasé, en piteux état, on avait, à maintes reprises, pansé ses cicatrices. Tissage savant de papiers collants, gondolés, agglomérés les uns aux autres.
Les mêmes feuillets craquants et jaunis sur le prie-Dieu devant vous, un vieux livret d’église. La même odeur aussi, pas besoin de vous pencher pour la sentir, les effluves viennent jusqu’à vous : un savant mélange de renfermé, d’encens, de froide humidité, de larmes, de sel. Pas envie de le toucher non plus, vous en connaissez trop la texture duveteuse, la poussière qui s’invite sur les mains moites.
Ce n’était ni la texture, ni l’odeur pourtant qui avait attiré votre attention. L’odeur, il aurait vraiment fallu avoir le nez dessus, bien dessus, les narines dilatées, pour isoler les vieilles effluves de fixateur du bain dans lequel elle avait été plongée durant toutes ces années : poussière, humidité, fumée de cheminée et surtout, mais on se demande comment elle a pu résister, l’odeur du carton. Et avec ça le nez anesthésié, toutes ces odeurs qui étaient passées en vous, entêtantes, tenaces, heureuses de sauter sur la première venue après tant d’années de réclusion sous la mansarde du grenier.
Non, c’était le bruit, finalement, enfin la gourmandise, plutôt. Comme quoi, ça tient à pas grand-chose des fois, à brasser un carton mou qui pue le vieux. Vous aviez déjà écopé les neuf ou dix précédents, délicatement au début, du bout des doigts, presque feuille par feuille, pour bien vérifier que vous ne jetteriez que du vent, puis très vite à pleine brassées, fatiguée, lasse de ne rien trouver, écoeurée par la poisse qui vous collait aux doigts, pas assez nombreux pour compter, répertorier les dates qui éclaboussaient chacun de ces vieux papiers administratifs. A quoi se résume une vie… En haut à droite. Ou à gauche parfois. En gras, soulignées, en italique. Manuscrite, vieille écriture soignée, avec des pleins et des déliés, soulignée d’un trait fin, net, à la règle, vieille règle en bois. Ecriture illisible, nerveuse, de fonctionnaires irrités, indifférents. En chiffre, en lettre, indéchiffrable parfois, trop serrées, trop passées. A vous en donner la nausée. Sous la date : une adresse, la même toujours, identique année après année, rue Emile Zola à Bordeaux, et vos souvenirs, à vous, dans cette même maison, quand les dates de plus en plus nettes, avaient l’heur de coïncider avec les vôtres, celles de votre enfance, d’une autre déjà .
Alors, celui-là, vous l’aviez jaugé d’un coup d’œil. Plus vieux encore, plus puant que les autres, et vous aviez décidé d’en faire l’impasse. Et puis vous aviez soif, la bouche pâteuse, et faim et vous en aviez marre surtout, de ce tri morbide, et votre mère, comme d’habitude, qui s’était défilée à la dernière minute. Le carton bien calé sous les seins pour que tout ne dégringole pas dans l’escalier, vous aviez entendu, tout à coup, un bruit de bonbon, de papillote au chocolat. Tout au fond, sous du papier cristal, vous vous étiez retrouvée nez à nez avec votre grand-père.
Un vieux monsieur se tourne vers vous et vous sourit de sa bouche édentée. Un voisin, un ami, un amant éconduit ? Qu’importe. Que faites vous ici, le regard ancré sur de vieux feuillets jaunis ? Qui ne vous donneront pas la clé de ce passé volé.
Sous la couverture jaunie, sous le papier cristal qui crisse la faim d’un ventre vide et les vieux souvenirs de noël, comme un renvoi qui fait remonter la bile que vous aviez planqué sous une épaisse couche de souvenirs, bien au fond dans votre cuirasse, mais ça remonte toujours ces trucs de gosses…Sous le papier, un vieux cliché en noir et blanc, pas jaunie, la photo, elle, pensez, elle a pas du prendre l’air souvent avec toute la rancœur qu’elle avait contre lui, on n’imagine mal des accès de nostalgie. Une photo de groupe sur un escalier, l’hôtel Regina à Arcachon, Ville d’Hiver, noté d’une écriture soignée derrière. Tout en bas des marches, un couple de jeunes mariés. Elle, vous la reconnaissez immédiatement même si vous n’avez jamais vu de photo d’elle si jeune, c’est votre mère tout crachée, et vous aussi un peu, pouvez pas renier la lignée, une femme, belle, l’allure aristocrate, fière, radieuse, pas encore cette raideur dans le regard. A son bras, un bel homme, brun, front haut, costume sombre, large sourire qui lui barre le visage, yeux plissés par le soleil. Votre grand-père. Votre grand-père, enfin. Guère plus âgée que vous aujourd’hui. Celui dont vous tenez le front et votre goût pour la pluie, vous a-t-on dit, crié si souvent.
S’asseoir, se lever, vous avez horreur de ça. Vous n’avez même pas pris le temps de vous dégourdir les jambes, tout à l’heure sur le parvis déserté, cinglé de grosses gouttes d’orage.
Juste à l’heure. Interminable ce voyage, vous avez failli faire demi-tour, plus d’une fois, jusqu’à tourner en rond dans la campagne sarthoise, à deux doigts d’arriver. Elle doit se retourner dans sa tombe si elle vous voit de là-haut. Faire autant de bornes pour l’enterrement d’une inconnue, vous décider si vite surtout, quand une heure avant le sien, vous ne saviez toujours pas si vous alliez vous y rendre.
Oh c’est sûr, il y avait plus de monde qu’aujourd’hui. La haute bourgeoisie bordelaise, bien sapée, hypocrite à souhait, Eglise Saint-Louis des Chartrons. Troisième enterrement, aujourd’hui, Troisième enterrement en un peu moins de six mois. Faut vouloir quand même, faire autant de bornes par curiosité. Pour apprendre quoi ? Pas grand-chose de plus, une imposture sûrement, et sur lui, rien que vous ne sachiez déjà. Mais l’espoir, le mince espoir de le dessiner un peu plus, de les dessiner ensemble, de comprendre vous-même ce qui vous amène là.
Debout, vous prenez le temps de le regarder, à la dérobée. Vous savez trop les regards qui pèsent sur la nuque. Tout à l’heure, c’est comme ça qu’il vous a repéré, vous cherchiez à savoir lequel c’était parmi les trois jeunes, assis deux rangs devant vous. Il s’est tourné vers vous, la nuque raide. Et ce trouble en vous, immédiat, de vous reconnaître tout deux, sans mot dire, quand vous ne connaissiez de lui que sa voix. Et son regard à peine marqué par la surprise, léger sourire ou simple frémissement à la commissure des lèvres, vous ne savez déjà plus. C’est comme s’il savait que vous alliez venir, finalement, que vous feriez toute cette route pour elle, pour lui aussi, que vous vous décideriez sur un simple coup de fil, pour ce trouble partagé au téléphone, pour une inflexion de voix, une émotion. Et le partage de deux deuils rapprochés, de deux histoires entremêlées au défi de toute logique, vous le savez, vous. Mais ce besoin de vérifier, malgré tout.
S’asseoir encore, vous vous revoyez vous asseoir sur le carton éventré, la photo à bout de bras, puis l’instant d’après le nez dessus, qui scrutait les moindres détails, comme si une photo, un instant T, c’est idiot vous savez, pouvait vous donner l’explication de toute une vie, agacée par la fine pellicule de papier qui revenait sans cesse recouvrir le cliché, pensez le papier quand il s’est habitué pendant des années, et vous qui n’osiez pas y faire un pli. Dans un bruit de papillote froissée, ces vacances de Noël, vous n’étiez pas vieille, où, la bouche pleine de chocolat, les doigts triturant le papier doré, vous lui aviez demandé pourquoi elle ne s’était jamais mariée avec Pierre, son compagnon. Et elle tout à coup furieuse, furie, vous postillonnant me parle pas de mariage, j’ai déjà donné. Ton grand-père, c’était…et là c’était presque risible, toutes ces injures à son égard, on aurait dit le capitaine Haddock, vous aviez pensé. Si bien que la première fois que vous aviez entendu parler de lui, ça vous avait fait rire, à l’intérieur. Oh pas longtemps. Vous l’aviez imaginé drôle et un peu marin d’eau douce, forcément, pour être capable de déclencher autant de grossièretés dans la bouche de votre grand-mère, elle d’habitude, enfin vous pensiez si, …distinguée, et puis c’est devenu nettement moins drôle avec le temps, la boîte de Pandore qui s’était ouverte ce jour-là, et toujours cette colère, ce mépris pour lui, sans aucune explication, ça n’en vaut pas la peine. Ces colères, ces furies répétés juste pour vous, cette persécution en huis clos puis bientôt devant votre mère, mais elle est habituée, pensez, depuis toute petite, à ce mépris du sexe masculin : son père, cet inconnu, son beau-père, négligeable, votre père, on oublie et d’ailleurs il vous oubliera très vite, et vous qui lui en voulez, bien sûr normal, jusqu’à ce qu’un jour, finalement, vous compreniez, tellement vous étouffez vous même sous la serre, tellement vous êtes moite et que vous avez peur de pourrir de colère renfermée comme elles, pourquoi un jour il s’est barré sans laisser d’adresse.
Dans un bruit de papillote froissée, mais au fond le silence, le vrai, le pur, le calme froid, et là vous ne sentez plus rien, ni la poussière, ni la transpiration, ni ce dégoût de devoir trier les affaires d’une morte, dans la maison du Parc qui réveille tant de souvenirs enfouis, dans la maison au mascaron hideux. Juste la conviction que pour une fois vous irez jusqu’au bout, jusqu’au bout de ce qui naît, là, à l’instant, au bout de vos doigts : la décision de le retrouver pour lui remettre la photo. La photo, comme un prétexte à bout de bras.
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