Les conséquences, elle ne les avait pas bien mesurées. A vrai dire elle ne les avait pas mesurées du tout. Elle s’était donnée un but : retrouver le bel homme au costume sombre. Elle avait déjà bien à faire avec les moyens pour se préoccuper des conséquences.
Pourquoi ? Ça …Préférait contourner le mot. Parce que, voilà. Parce que son grand-père, parce que ses origines, besoin de connaître ses origines. Voilà, c’était ça. On va dire. Parce que toutes ses questions sans réponses, parce que toute cette haine surtout, de génération en génération. Oui, la haine. Elle était construite de haine. De la haine coulait dans ses veines, à son insu. Envie de défier cette haine et de partir en croisade. Jusqu’à la source.
Comment ? Par petits sauts, de pierre en pierre, enfin pas si petits car elle n’avait certainement pas beaucoup de temps. A vrai dire, elle n’en n’avait peut être même plus. Statistiquement, les hommes de cette génération meurent avant les femmes, dit-on. Sait pas, sentait pas son grand-père mort, peut pas dire pourquoi. C’était un homme fortuné à l’époque, médecin réputé de la baie d’Arcachon, descendant d’une vieille famille bourgeoise de la Ville d’Hiver. Ça, elle le savait de source sûre : sa grand-mère. Elle avait vendue la mèche un jour de colère contre tous « ces bourgeois de la Baie qui lui avaient tourné le dos ». Il était fortuné donc et aucun cabinet de généalogie ne l’avait contacté à ce jour. Ni elle, ni sa mère, pour ce qu’elle en savait…Faible argument pour brandir haut et fort le postulat indispensable de sa recherche : l’homme sur cette photo est encore en vie.
Quoiqu’il en soit, sa mère était sa première pierre, son unique point de départ pour passer le gué. Elle avait beau retourner le problème dans tous les sens, elle ne voyait pas comment faire pour la contourner. Et c’est là, sûrement, qu’elle n’avait pas mesuré les conséquences de tout ça.
Qu’est ce que je croyais au juste ? Avoir son aval, être accueillie à bras ouverts quand moi je refermais les miens sur un vieux papier au son de papillote ? Je suis repartie bredouille, elle derrière moi, vociférant des « Fout moi la paix avec toutes ces conneries du passé…Qu’est ce que t’attends ma pauvre fille à remuer la merde comme ça… » .Bref, du grand art comme toujours. Le degré zéro de la communication mère-fille. De toutes façons, tu l’avais rayé de ta vie le jour de son cinquième anniversaire et ça, pour elle, c’était un mur infranchissable.
Qu’y avait il derrière ce mur ? Des souvenirs aux contours imprécis, des éclats de voix, de tendresse…Ou bien rien. Un voile noir qui recouvre tout. Tout, sauf une tâche violette, petit poster oublié dans sa chambre d'Arcachon, le jour de son départ précipité avec sa mère, le jour de ses cinq ans, donc. Une tâche mauve sur le mur blanc que sa rétine d’enfant avait imprimé jusqu’à l’aveuglement tandis qu’une poigne d’acier la tirait vers la porte, vers le train, vers l’exil bordelais. Une tâche violette sur le mur blanc d’une galerie d’art, bien des années plus tard. Et ce soir-là, devant les petits fours d’un quelconque vernissage, l’unique confidence de sa mère sur son enfance oubliée. Rien qu’un voile devant les yeux, bref, fugitif, mais, très vite, sentant sur elle le regard appuyé de sa fille, cette petite phrase, comme une pirouette. Un simple constat, froid, net, cassant : « il y a des couleurs qu’on ne peut arracher au passé. » Fin de la discussion.
Au pied du mur, une gamine nourrie du ressentiment maternel, d’une haine intarissable, de plus en plus boueuse et opaque au fil des ans. Au pied du mur, une gamine qui ne connaissait rien de son père, finalement, rien, sauf la haine. Et cette haine se nourrissait d’elle-même, insidieuse.
« Je hais mon père et je le hais surtout parce qu’il nourrit la haine de ma mère qui me pourrit la vie. » ça je le sais, pas besoin de le lui demander. Je t’ai haï sans même te connaître, je t’ai haï à travers la haine que je portais pour la haine de ma grand-mère à ton égard. Je t’ai haï jusqu’à cette photo. Pouvais enfin mettre un visage sur cette haine, et ce visage m’a apporté la paix.
Mais elle n’a pas accordé un seul instant ce jour-là, pas une seule chance pour cette seconde de paix que, peut être, je lui apportais, sous un papier cristal.