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27 juin 2006 2 27 /06 /juin /2006 21:34


Il n’a pas bougé depuis le matin, depuis que je l’ai quitté, sans réponse à mon « à tout à l’heure » lancé tandis que je refermais la porte derrière moi.

Il est un peu plus de treize heures et sur ma journée de travail terminée s’ouvre la perspective d’un week-end morose, comme tous ceux qui l'ont précédé depuis quelques semaines.

Il n’a pas bougé depuis le matin, l’œil rivé à l’écran tressautant de son ordinateur portable posé comme un intrus sur la vieille table en chêne de la salle à manger.

Il n’a pas bougé et ne tourne pas d’avantage la tête à mon irruption dans la pièce.

Je soupire.

Je dépose mon panier sur le plan de travail de la cuisine.

-  Tu as mangé ?

 -  Mmmm …vite fait…

 -  Tu m’as préparé quelque chose ?

 -  Hein ? …Non, j’avais oublié que tu finissais à midi.

Comme tous les vendredis…

Avant, longtemps, au temps révolu de la passion, jamais il n’aurait oublié ce genre de … Mmmm… détails…

-  Tu es sorti acheter ce que je t’avais demandé ?

 -   Mmmm… Hein ?  Quoi ?

 - Du blé pour les souris...Bon sang, ça fait trois jours que je te demande de faire quelque chose...De toutes façons, tu ne fais plus rien dans cette maison...Tout est commencé, rien est fini...Y’en a marre de cette baraque...Si j’comprends bien, j’ai bien fait d’en prendre...

  - Mmmm…si tu crois que j’ai que ça à faire…

Il daigne lever la tête pour me jeter cette dernière réplique, d’un ton irrité et méprisant. Je fixe longuement ses yeux, vides de toute lumière, hormis le reflet de celle de son écran plat…Ces yeux jadis rieurs que j’ai tant aimés, qui m’ont tant caressé, et qui ne sont plus qu’ennui, inquiétude, et surtout, à tout instant, mépris à mon égard, bien qu’il s’en défende.

Je sais que ses affaires ne marchent pas très bien, je sais qu’en parallèle il s’est remis, sans succès jusqu’à présent, à la recherche d’un emploi, je sais aussi que les comprimés qu’il prend depuis ses récents problèmes cardiaques l‘irritent.

Je sens surtout que ma présence l’indispose de plus en plus, mais ça, je ne sais pas pourquoi. M’aime t-il encore ? Et moi ? S’aime t-on encore quand on commence à trop y penser ?

Ce dernier regard méprisant m’a définitivement coupé l’appétit. Je propose :

- Tu veux un café ?

 - Mmmm…pourquoi pas…

Si loin nos pauses café d’amoureux, éblouis devant le spectacle antique de la cafetière Cona…

Tandis qu’un breuvage noir trop corsé tombe avec lourdeur au fond du récipient en verre de notre cafetière électrique, tandis que son puissant parfum me retourne l’estomac, j’entreprends de ranger mon panier de courses.

Je saisis la boite en carton. Couleurs criardes : rouge, vert, jaune. Dessin naïf : Une grosse souris et un petit mulot, les pattes recroquevillées à hauteur de museau. «Cette nouvelle formule contient du Bitrex ® un additif très amer destiné à réduire le risque d’absorption accidentelle par l’homme…Les souris meurent au bout de cinq ou six jours » 

Je risque un rapide coup d’œil vers la salle à manger ; il n'a  pas bougé…

Et pourquoi pas ?

Un additif amer dans un café amer…Tant qu’à supporter son irritation, autant en connaître la cause …Une petite brûlure d’estomac contre toutes ses méprisantes flammèches, un petit secret ironique contre tout ce qu’il doit me cacher, peut être…

Je lui dépose la tasse brûlante à coté de sa souris.

Pas de merci, rien.

Tandis que je reviens vers la cuisine, j’entends mon téléphone portable émettre deux petits bips. Au même instant, je perçois comme un râle venant de la salle à manger, suivi d’un petit bruit que ma maladresse ne connaît que trop : le bruit de la céramique qui se brise (à ne pas confondre avec celui du verre qui explose).

Un peu perplexe, un peu inquiète, je reviens vers la salle à manger. Ce n’est quand même pas …? Non, pas déjà !

Il n’a pas bougé, mais sa tête repose à présent près de la souris, les yeux convulsés…Je m’approche de lui, il respire encore, faiblement.

Sur l’écran de son ordinateur, un message, constellé de gouttes brunâtres :

Mon amour, je ne peux plus vivre comme ça…Je n’en peux plus d’attendre…Tu n’as pas le courage de briser une famille, dis-tu, alors ce courage, je l’ai pour toi. Je viens d’envoyer un texto à ta femme…Elle passe son temps dans les livres, me dis-tu, alors elle comprendra peut être mieux mes mots que tes dérisoires illusions…

Il n’a pas bougé, il respire encore faiblement …

Je retourne dans la cuisine et finis calmement mon café, tandis que près de la fenêtre une petite ombre grise et filiforme se faufile derrière mon panier en osier.

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