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27 août 2006 7 27 /08 /août /2006 21:28

-          Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs…

« Tiens ! Une chauve souris ! »

Ca m’est venu du tac au tac. Comme la fin d’une réplique célèbre ou d’un bon slogan publicitaire. C’est selon. Chacun ses références. Les miennes ne sont ni l’une, ni l’autre. Simplement le fruit d’un souvenir de circonstance, issu de l’herbier familial des bons mots. Ceux qui font rire un temps puis qu’on oublie, qu’on croit oublier. Jusqu’à. Ca m’est venu du tac au tac. En pensée. En silence. A mi-voix. Enfin j’espère. Je sens sur moi des regards étonnés, amusés. Profil bas. Je baisse les yeux pour accrocher un sourire noué aux lacets de mes chaussures et je plonge dans l’abîme de ce vieux souvenir d’enfance, avec la légèreté de mes quinze ans d’alors. C’’est sûrement l’âge que j’avais quand je les ai visitées, ces fameuses grottes. L’âge bête, celui des fous rires contenus avec ma frangine. Mais, allez contenir un fou rire dans une grotte ! Surtout qu’il n’y avait pas foule ce jour là, pour absorber l’écho. C’était surtout ça d’ailleurs qui nous avait fait rire comme des baleines. Un dimanche en famille, à Saulges, en Mayenne. Quand le guide s’était pointé, on commençait sérieusement à se demander si la visite aurait bien lieu, vu que personne n’était venu grossir nos rangs devant l’entrée de la roche, depuis un bon moment déjà qu’on poireautait tous les quatre. Et puis si finalement ! Un jeune étudiant fraîchement débarqué de son campus pour la saison estivale s’était présenté devant nous. Beau brun au regard ténébreux… Enfin, il pouvait tout aussi bien être boutonneux. La vérité, c’est que je ne m’en souviens plus du tout aujourd’hui, et peu importe en fait. Ce qui m’avait marqué en revanche, c’était son brusque changement de comportement dès qu’il avait endossé son costume de guide. Jusqu’alors désinvolte et gai tandis qu’il nous guidait à la faible lueur de sa lampe torche tout au long des étroits couloirs rocheux, il s’était figé, raide et droit comme une stalagmite, sitôt arrivé dans la première cavité. Puis s’était raclé deux fois la gorge avant de déclamer d’un ton très solennel : « Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs… ». A cet instant précis, un petit bruit avait froissé l’air juste au dessus de nos têtes, ce genre de bruit amplifié par l’écho, prompt à vous glacer le sang à la faveur de l’obscurité et du confinement souterrain. On s’était alors regardés tous les quatre, un bref instant interloqués, tandis que notre jeune guide, imperturbable lui, poursuivait à notre attention sa leçon de choses trop bien apprise, d’une voix mécanique un bref instant teintée de candeur : « Tiens ! Une chauve souris ».

La femme qui vient juste de s’adresser au petit groupe réfugié à l’ombre des marronniers (puisque ce sont des marronniers donc, appelons un chat un chat) frise la quarantaine. Elle est petite, ses cheveux sont longs et épais, bruns veinés de blanc,  presque jolie si sa bouche n’était pas aussi grande et disgracieuse. Avant même de l’entendre, on la vu de loin faire de grands gestes, comme pour rassembler son troupeau. Elle a près de quinze minutes d’avance par rapport à l’horaire qu’on nous a indiqué à l’accueil et semble peu disposée à attendre les éventuels retardataires à l’autre bout des jardins. Elle nous entasse devant l’entrée du château et se hâte de refermer la chaîne métallique derrière elle. Puis elle se retourne et jauge le groupe avec des petits yeux vifs, stressés, ces yeux des femmes d’affaire entre deux réunions. Je sais de quoi je parle, j’ai des années d’expérience derrière moi et une palette d’expressions faciales infinies pour décourager les importuns.

Et moi qui suis venue là pour déstresser justement !

Quand j’avais été muté en province chez Valériane SAS, le grand boss m’avait dit : « Ne vous inquiétez pas, Eliane, c’est l’affaire de deux ou trois ans,  pas plus, juste le temps de redresser les comptes, et après, come back to the Capitale, promis ! » Sauf que les comptes, je les avais si bien redressés que le directeur du site s’était fait débarqué au bout de quelques mois. Ca s’appelle prendre du galon, ma p’tite Dame, et ça, ça ne se refuse pas, tout de même. Allez patience, encore quelques années et je tire ma révérence pour vous laisser la place. Mais allez tirer votre révérence quand vous avez tout Paris à vos pieds, en haut d’une tour, juste en face de la Tour Eiffel. Difficile de courber l’échine jusqu’au bouton de l’ascenseur qui vous ramène en bas. Alors on tire sur l’ouvrage, on le peaufine, on découd quelques trimestres de retraite à la lueur des bougies de la Saint Sylvestre, façon Pénélope attendant Ulysse. Et hop, c’est reparti pour un an ! Et moi dans tout ça, eh bien, je patientais, Pénélope également, à ma façon, remettant jours après jours, années après années, mon retour programmé à Paris. Et comme mon coin de province n’était pas si loin de la Capitale (moins de deux heures en TGV, une peccadille pour les parisiens), cela n’aidait guère pour l’insertion locale : Un appart que je continuais à rembourser une fortune dans le 16e et une maison que je louais à bas prix en province, des amis de plus en plus rares sur Paris et des collègues en province de moins en moins disposés à adopter un éternel pigeon voyageur qui ne montrait que trop bien sa réticence à se laisser approcher par les colombophiles du cru. Des week-ends d’expatriée et des semaines d’expatriée. Bref, très inconfortable cette situation. Ca s’appelle vulgairement avoir le cul entre deux chaises, et ces derniers temps, ça commençait sérieusement à me fatiguer toutes ces tergiversations, toutes ces valises à refaire à peine défaites et surtout toute cette solitude que je trimbalais inlassablement dans la liesse et la tristesse des trains de fin de semaine. Un jour, particulièrement épuisée par une semaine déjà passablement remplie de déplacements divers, j’avais fait annuler mon billet du vendredi soir et étais restée sur place tout le week-end, juste pour voir. Voir quoi, je ne sais pas, puisque j’avais passé les deux jours suivants à sauter d’une couche à une autre, lit, canapé, hamac, avec pour seul fait d’arme la lourde tâche de transporter dans ces déplacements triangulaires un petit livre de poche, pas mécontent pour une fois, de ne pas être corné ou oublié dans le TGV. Au lendemain de ce week-end d’alanguissement extrême, je perçu, oh très brièvement, ce délicieux sentiment de dépaysement que l’on trimbale en soi au retour d’un lointain séjour. Alors, je remis ça. Un week-end par mois au début, puis de plus en plus souvent. Mais à ce régime là, au bout de quelques temps, la fatigue, frottée au farniente, s’estompe et laisse peu à peu apparaître en filigrane l’insidieuse esquisse de l’ennui. Et c’est en cherchant à ralentir l’action du révélateur que j’étais tombée par hasard sur le HIC.

Le HIC, c’est la feuille de choux locale, journal gratuit d’annonces immobilières and co agrémenté de quelques brèves éparpillées qui présentent les rares sorties culturelles du coin. C’est le genre de journaux que vous conservez pour éplucher les légumes ou en prévision d’un futur déménagement. Deux variantes au choix : la sédentaire et la nomade. Moi, bien sûr, vous l’aurez deviné, c’est dans la deuxième catégorie que je me classe : les soupes faites maison, connais pas. Célibataire endurcie, je suis la cible privilégiée des marketeux de la portion individuelle. Le HIC, que je trouve  chaque mardi dans ma boite aux lettres, enserrée au creux d’un rouleau de papiers glacés, nouveau volumen des temps modernes, s’en va donc illico presto rejoindre ses petits frères, dans le placard sous l’évier, en prévision du jour où il connaîtra un destin insoupçonné de globe trotter vers la capitale, enserré cette fois-ci autour de ma maigre vaisselle. Mais c’est bien connu, ce genre de placard n’est pas extensible. Ce qui m’oblige fréquemment à en réduire la pile par le bas pour mieux l’augmenter par le haut. Ne me demandez pas pourquoi je ne fais pas le contraire : vieux réflexe professionnel de veille informative.  Et chaque fois que je fais ce geste, la mort dans l’âme, tous les deux ou trois mois, je ne peux m’empêcher d’en parcourir les dates, histoire de bien enfoncer le couteau dans la plaie. Oh languissante destinée ! Pénélope, vous dis-je, version moderne, qui tisse inlassablement sa toile de papier en attendant que son homme à l’unique tour prenne le large.

Or hier, à la veille d’un long week-end provincial, tandis qu’au grain du papier journal, je mesurais le sablier du temps, je saisis au vol une poignée de mots à la une d’un numéro de dessus de pile :

Exposition « Voyages des thés » jusqu’au 25 juin au château de Peinhouët. Info au …ou www.peinhouet.com

En bonne internaute expérimentée, je fonçai aussi sec jeter un coup d’œil sur le site :

Du mystère de ses origines à sa conquête universelle, l’exposition évoque la culture du thé, sa fabrication, son rôle social, ses vertus gastronomiques et thérapeutiques. Objets rituels des 5 continents, plantes de thé, projections d’images et dégustations de thés illustrent ce monde fascinant et comblent les 5 sens.

Alléchant ! De quoi satisfaire ma curiosité croissante pour ce breuvage aux mille vertus.

Ma passion pour le thé est assez récente mais je ne jure plus que par cette boisson, à tel point que ma cafetière prend la poussière et le marc, que le café que j’offre encore à mes convives est de plus en plus mal dosé et qu’à chaque fois que je me lance dans cette opération risquée – impossible de se passer de cafetière en France, essayez donc de ne pas en  proposer en fin de repas ! - je dois d’abord ôter en douce le filtre brun tout sec de la précédente utilisation antédiluvienne et rincer abondamment la verseuse aux traces douteuses.  Aucun risque d’une telle négligence pour ma toute jeune collection de théières. Car si je fais une consommation- limite abusive –du contenu, je voue une admiration presque supérieure pour le contenant, pour lequel tout est prétexte à un nouvel achat pulsion : prix modique pour celle-ci en terre cuite, joli minois de melon pour celle-là en fonte brune, format familial indispensable en verre ou baroudeuse en email incassable qui chaque jour me toise, pleine de morgue, sur mon homme debout, faute de voyage inaugural.  Il fut un temps où je pris brièvement l’habitude d’en trimbaler une petite, mi verre, mi plastique, à l’occasion de mes courts séjours professionnels, avant de la perdre – l’habitude, pas la théière –de mauvaise grâce, au risque de me coller à jamais l’étiquette de vieille fille aux manies anglo-saxonnes. Les vieux clichés ont la peau dure.

Oui, alléchant, jusqu’à l’entrée en scène du guide…

Peinhouët est une petite bourgade située à une vingtaine de kilomètre d’ici. Son château est une curiosité locale, louée pour ses jardins magnifiques,  qui connu jadis son heure de gloire du temps de ses célèbres « sons et lumières ». Je me souviens d’un temps où son imposante bâtisse était placardée sur les murs des couloirs du métro.  C’est vous dire ! Un vrai gage de sérieux quand la province conquiert la capitale. !  C’était un temps béni où j’ignorais qu’un jour mes pas en fouleraient  le sol pour tuer l’ennui d’un long week-end du mois de juin.

Pas difficile de trouver le château à Peinhouët, il n’y a que ça, à Peinhouët. En revanche, débusquer sa porte d’entrée est une toute autre affaire. Je fais deux fois le tour des tours  sur de vieux pavés irréguliers qui claquent le long de ma colonne vertébrale avant d’apercevoir, presque par inadvertance, une petite porte dérobée signalée par un timide « entrée du château ».

A l’accueil, une femme au téléphone me fait signe d’attendre. Comme d’habitude, l’accueil offre un petit coin boutique : bols château de Peinhouët., mugs château de Peinhouët, assiettes château de Peinhouët, gourmandises de terroirs (vendues trois fois plus chères que dans les supermarchés qui les commercialisent) et confitures maison. La femme termine son entretien par un : « désolée, je ne peux pas joindre Madame la Comtesse, elle visite ses potagers ». On se croirait à la Cour de Louis XIV…Il semble que ce château soit habité. J’annonce le but de ma visite – l’exposition sur le thé – et elle me tend la formule complète : visite des Jardins et du Château et trois quatre brochures illustrées. La visite guidée commence à 15h30, là, juste devant, en attendant vous pouvez vous promener dans les jardins. A ce moment-là, je commence vaguement à sentir le piège : l’exposition implique une visite guidée obligatoire du château. C’est déjà nettement moins alléchant tout à coup. J’ai horreur des visites guidées ! Au fond de moi demeure toutefois l’espoir que l’exposition occupe une pièce isolée du château, ce qui pourrait me permettre d’y vaquer à loisir, sans suivre le reste de la troupe.

Je m’assois sur un banc ombragé et parcours rapidement les premières lignes de la notice historique, tandis qu’une famille enjouée (père, mère et deux adolescentes, un peu la mienne, tiens, du temps de Saulges) me dépasse le nez au vent. On reconnaît les intuitifs et les littéraires. On ne va pas me refaire à mon âge, et puis la solitude aimante les regards : plus facile de se faire oublier sur un banc derrière une feuille de papier.

Les origines du château remontent au Xème siècle. Vaste quadrilatère flanqué de six tours et d’un éperon défensif, la forteresse fut édifiée sur la rive du Loir, aux frontières de l’Anjou.

 

J’ai beau me déhancher, je n’en vois que quatre, de tours. A du en perdre deux dans la bagarre…Suit un rappel historique, avec les mots Moyen Age, Renaissance italienne et Renaissance française en gras dans le texte, que je lis en diagonale. Tant qu’à faire, autant attendre le guide tout à l’heure, ce sera plus vivant et, espérons le, ponctué d’anecdotes. Je me lève et contourne le Château pour descendre vers les Jardins. La demeure de type Renaissance compte quelques belles fenêtres à meneaux, richement sculptées. J’adore les fenêtres à Meneaux…

Les jardins, en effet, sont magnifiques. Ils accueillent chaque année en juin, peut-on lire en gras tout en haut, le week-end des jardiniers, bien connu des amateurs de potagers et plantes rares. On traverse tout d’abord un jardin près d’anciennes fortifications. On dirait un petit jardin de prieuré, souligné par des haies d’ifs et prolongé par un labyrinthe de buis en pointe. Puis on descend par un étroit escalier de pierre et on gagne de vastes jardins de facture plus classique que la rivière sépare des champs cultivés, propriété du château également, dixit le papier. C’est fou ça, peux pas faire une visite à l’œil nu. Il faut absolument que je le chausse de papier. La preuve, sans lui, je loupais tout au bout le petit jardin de vivaces et son kiosque chinois qui s’avance sur le Loir. Etonnant ce kiosque dans un environnement si classique. Me fait penser au thé…Tiens ! Ma fois, et si Monsieur et Madame la comtesse avaient des accointances orientales ? Je fais mon Sherlock Holmes, faut bien tuer le temps, je ne sais même plus ce que je suis venue faire ici. Ah si ! Le thé et sa petite dégustation. Le chemin s’engage ensuite sous de grands arbres - je vérifie : des hêtres pourpres- longe la grille du Potager privé et de l’Orangeraie – quand je parlais de Louis XIV, tout à l’heure… - et revient vers le château, en passant devant les écuries et le grenier à blé.

Sur la notice, je peux lire :

Derrière l’allée de marronniers (Ah tiens c’est plus des hêtres, ça) se cache l’immense bâtiment des communs construit à la Renaissance. Au rez-de-chaussée, les écuries sont encore en fonction, tandis que le grenier à  blé à l’admirable charpente est utilisé comme salle d’exposition.

Et bé, c’est là qu’ils auraient du la faire leur expo, ça m’aurait éviter la visite du château…Je déniche le petit panneau « grenier à blé » (décidément pas forts en signalétique à Peinhouët) et m’engage dans l’étroit escalier. Les marches en pierre sont rafistolées avec du ciment imitation pierre et les murs affichent fièrement leur peinture écaillée couleur blanc cassé tuffeau. N’ont pas du avoir de subventions ces châtelains–là, ou pas de contrôle. En revanche, peux pas dire le contraire : « la charpente est admirable ». Je trouve même le mot un peu faible. J’aurai écrit « véritable œuvre d’art » tant ses  mikados  de bois sont harmonieux, supportant une vaste et haute salle, en pierre apparente authentique (pas de rafistolage, cette fois) élégamment éclairée par des fenêtres en œil de bœuf qui diffusent des rais de lumière horizontaux. Difficile d’imaginer que cette pièce eut pu un jour regorger de blé. Tout aussi difficile d’imaginer que les écuries, en contrebas, soient encore en fonction : pas un brin de paille, nul âme équestre sinon un drôle de canasson mécanique à deux roues sagement parqué dans un box. A défaut de purin, il y fleure cependant un doux parfum d’antan. Au dessus des boxes en chêne, on peut encore y lire les noms de ses hôtes illustres : Picotin, Haut de Forme…dont les longes, jadis, s’enroulaient autour des crochets en forme de tête de cheval situés de part et d’autre de la porte extérieure. En quittant les écuries, c’est encore par le plus grand des hasards que je découvre, de l’autre côté du bâtiment, une réserve à calèches. Et là, notez, c’est de l’intuition féminine parce que ce n’était même pas noté sur ma petite notice ! De fait, loin des badauds qui flânent dans les allées ombragées, je suis bel et bien seule devant la porte entrouverte d’une ancienne étable où s’entassent pêle-mêle calèches et chaises à porteurs multicolores. C’est un peu kitch mais ça me fait sourire. J’imagine un défilé dans les rues de Peinhouët, du temps de Picotin et de Haut de Forme. Et puis, il faut bien l’avouer, on a tous un petit penchant pour le voyeurisme, les sentiers écartés, les passages secrets, les off des notices historiques.

Je consulte mon téléphone portable qui me sert de montre. Il reste près de quinze minutes avant le début de la visite guidée mais déjà un groupe, las des jardins – et de son astre accablant surtout- patiente sagement devant l’entrée du château, à l’ombre des marronniers, donc. J’y aperçois ma petite famille sympathique de tout à l’heure. Ca me rassure, je ne sais pas trop pourquoi. Curieux besoin de repères familiaux…

En revenant sur mes pas, je découvre une petite pancarte, cachée comme il se doit, à Peinhouët : - > Calèches.

Le charme est rompu…

« Mesdames,  Mesdemoiselles, Messieurs… »

 La guide s’adresse à nous, avec sa bouche disgracieuse, trop grande à force d’articuler. En français et en anglais avec les R bien roulés du coin. « C’est énorme », murmure en pouffant l’une des deux adolescentes à l’oreille de sa frangine. Tout en torturant sa bouche, elle collecte les billets (« individuels ou par famille, single orrrr by family »), les enfourne dans sa poche d’où elle sort un énorme trousseau de clés. En quelques phrases, le ton est donné. Rapides et saccadées comme le rythme de la visite que je vais devoir supporter pendant une heure. (Enfin, un peu moins, si j’en juge par ces quelques minutes grignotées sur l’horaire convenu), récitées, balisées, maintes fois répétées en début de chaîne de visite. Elle énumère son cahier des charges, dicté par les maîtres des lieux, Madame et Monsieur, Comte de Peinhouët : château habité, ne rien toucher, pièces fermées à clé, discours, temps libre (« I will let you have a look at. ») et réponse aux questions. Quant à l’exposition sur le thé : Eh bien, je vous le donne en mille, elle jalonne les pièces du château. Ca promet…Adieu flânerie !

La chaîne est tirée derrière moi, peux pas partir en douce, regrette déjà mon livre de poche abandonné sur mon hamac. Mais qu’est ce qui m’a pris de vouloir tuer l’ennui par l’ennui ?

Nous entrons dans un grand vestibule encombré : Au mur, des tapisseries poussiéreuses et des tableaux d’ancêtres guindés, au sol un bric à brac de mobiliers d’époques diverses, avec un s vu le côté hétéroclite de l’ensemble, qui cohabitent (temporairement, précise la guide, que ça a plutôt l’air de gêner, cette expo) avec des corbeilles en osier remplies de thé, quelques éléments de décor chinois (chinés chez Pier Import) et des panneaux d’exposition verticaux. Certains se précipitent vers les corbeilles, saisissent une pleine poignée de thé (c’est marqué « servez-vous ») qu’ils portent discrètement à leur nez dans le creux de leurs mains. Avec la chaleur qu’il fait dehors et les mains moites, il doit être anesthésié ce thé… Mais bon… D’autres, sagement, écoutent avec application la récitation de notre guide qui nous conte les frasques de la famille de Peinhouët à travers les siècles. Moi, j’ai déjà abandonné et tente tant bien que mal de me concentrer sur la lecture des panneaux, aussi soporifiques que la voix monocorde du guide derrière moi. Un comble pour ce breuvage aux mille vertus telles qu’elles sont décrites plus loin :

Activer la circulation du sang dans toutes les parties du corps.

Stimuler la pensée claire et la vivacité d'esprit.

Empêcher la carie dentaire.

Avoir un effet purificateur et fortifiant sur la peau, ce qui aide à garder un air de jeunesse.
 Faire du bien aux yeux et les rendre brillants.

Diminuer la sécrétion de mucosités pernicieuses.

Chasser la fatigue ou les crises de dépression en remontant le moral et en procurant un sentiment général de bien-être…

 Vivement la dégustation : chassera peut être mon envie de dormir.

En attendant, c’est le bruit des clés qui me réveille. La guide fait sonner son trousseau en se tenant dans l’embrasure de la porte suivante. Manière de démentir en douceur son « prenez votre temps » aux derniers retardataires qui n’ont même pas pu lire le quart du huitième du premier panneau consacré aux citations célèbres sur le thé.

 

Nous pénétrons dans un petit salon, faiblement éclairé par trois fenêtres basses et tout aussi encombré que le vestibule. Les lieux sont habités à l’année par Monsieur et Madame La Comtesse  et leur quatre rejetons, deux filles, deux garçons, (vive la parité aristocratique)  dont on aperçoit la frimousse sur un tableau (au même titre que leurs ancêtres).Mais la guide s’empresse de préciser qu’ils sont maintenant de jeunes et fringants étudiants et qu’ils ne rentrent que le week-end. Difficile de les imaginer en cité U la semaine, revenant au château le week-end pour laver leur linge sale. Comment peut-on mener une telle vie, dans un environnement si anachronique, rythmé par le bal des servants qui viennent ravitailler les cheminées et celui des visites express le week-end (qui mettent du beurre dans les épinards tout de même). La pièce sent le renfermé : mélange de thé et de feu de bois refroidi. Pas de corbeille ici mais une collection de théière du plus joli effet (en forme de ballon de foot ou de fer à repasser) et un cortège de produits dérivés : sachets de thé (original !), bouteilles de thé glacé et produits cosmétiques à base de thé vert. La guide poursuit, imperturbable, la revue des murs est, ouest, nord, sud. On s’y perd ! Surtout moi et mon légendaire sens de l’orientation ! Heureusement, elle nous fait le coup du GPS manuel. Ses mains tendues sont là pour nous aider, à faire semblant de se tourner du bon côté pour écouter l’histoire de la tapisserie planquée pendant la révolution ou celle du petit tableau à droite de la cheminée. Je ne sais pas si vous avez remarqué, y’en a toujours un dans ce genre de réunion pour dégotter le plus petit détail omis du guide : En l’occurrence, un petit tableau, tout en bas, planqué sous la vieille commode Louis XVI. Et là vous maudissez le pointilliste comme jadis votre père vous avait maudit lors de la visite du château de Chenonceau, tandis pour la cinquième fois vous l’entraîniez dans la chambre de Gabrielle d’Estrées. La guide se trouble, théoriquement je ne suis pas censée vous en parler… on m’a demandé de l’éviter… comme on a du le déplacer par manque de place, à cause de l’exposition…Mais puisque c’est vous…J’entends à nouveau la jeune adolescente glousser à l’oreille de sa sœur : « C’est énorme ! ». C’est énorme en effet, tant de raideur, tant de conformisme dans un métier si noble : un vrai gâchis, du travail à la chaîne…Elle retrouve ses marques un peu plus loin pour nous décrire la photo de mariage de Monsieur et Madame, en 1984 tandis que j’entends derrière moi « La même année que nous,  oh ! dit donc ils sont jeunes ». Bin oui, on se représente toujours l’aristocratie en âge mur…Elle poursuit en présentant les invités de marque en photo près des mariés : La reine Elizabeth d’Angleterre, Valérie Giscard D’Estaing…qui disparaît mystérieusement dans sa traduction en anglais : sûrement pas assez connu de l’autre côté de la Manche ou peur d’être obligé de répéter un nom si difficilement anglophonisable. (Avec des R roulés en plus, infaisable)

 

Quant à l’exposition sur le thé, autant dire qu’elle est passée aux oubliettes…M’en désintéresse complètement. La médiocrité de notre guide me ramène à ma propre vie : une vie d’attente, une vie provisoire, une vie soumise au bon vouloir d’un autre. Je sens monter en moi une colère : vis la ta visite bon sang, affirme toi, fais nous vibrer ! Qui suis-je pour lui crier ainsi en silence d’oser, moi qui végète depuis tant d’années ?

Nous voilà en train de descendre un étroit escalier qui nous mène vers les cuisines…Ca sent la fin, yes ! La cuisine est immense et dispose d’un vieux et ingénieux système hydraulique qui permet d’utiliser l’eau de la rivière et d’en rejeter la vapeur par des tuyaux sous terre. C’est presque intéressant tout ça mais j’ai tellement envie d’en finir que j’écoute à peine, les yeux braqués vers la porte de sortie. Elle nous laisse vaquer à loisirs parmi les casseroles et les confituriers en cuivre où chaque année sont confectionnées les confitures en vente à l’accueil. (Ah ! a pu le placer…). Redresse une chaise déplacée d’un demi millimètre, à l’affût du moindre mouvement de son bétail. Puis elle nous fait un dernier petit speech près d’une coupelle « Pensez au guide » qui reste désespérément vide avant de nous libérer dans les douves sèches avec un « je vous ai laissé plus de temps parce que c’était vous… ». Enorme…

En quittant le groupe, je n’ai qu’une envie : m’éloigner du château au plus vite. Mais mon éternel sens de l’orientation me fait encore défaut et me voilà partie à nouveau dans les jardins. Je songe soudain que la dégustation n’a pas eu lieu et je me sens plus déprimée que jamais. Pénélope s’ennuie, Pénélope étouffe dans ce petit coin de terre. Pénélope a une foule de courtisans autour d’elle, dans son petit carnet de bal professionnel. Qu’attend-elle pour quitter Valériane ? Qu’attend-elle pour faire voyager le HIC autour de sa vaisselle ? Une autre année d’ennui ? Une autre année d’expatriée à attendre, au bon vouloir du départ d’Ulysse. C’est décidé : je quitte l’île !

Tandis que je m’approche de l’accueil, je vois notre guide rassembler son nouveau troupeau derrière la chaîne métallique qu’elle s’empresse de refermer derrière elle. Elle a près quinze minutes d’avance. Je l’entends prononcer «  Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs… »

Qui viendra teinter de candeur son beau discours stéréotypé ? C’est rare les chauves souris de nos jours dans les châteaux. Surtout quand ils sont habités …

 

Si vous  voulez voir un guide passionnant, passionné ( lui ! ) , allez faire un tour du  côté  de  Bordeaux  et  cliquer  sur sortir  suivez le guide 

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