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5 avril 2007 4 05 /04 /avril /2007 21:54







Ma récompense c’était le soleil. Le tout premier, vierge, pressé à froid au sortir de l’hiver. Celui qui frappe les façades des vieilles demeures sans en réchauffer le ventre qui ronronne encore du poêle à bois. Démasque les perles de poussières sur les carreaux des portes fermières. S’’enroule sur la pierre du porche comme un vieux chat qui vous chauffe la place pour la sieste. Je guettais ses apparitions intermittentes derrière la porte close pendant le repas, l’interminable repas dont je maudissais la longueur qui m’en faisait perdre la moindre miette, susceptible d’être engloutie à tout instant dans l’estomac d’un nuage gris. Je guettais la part du gâteau qu’il me taillait sur la pierre du porche et que je viendrais croquer de mon ombre, sitôt l’annonce du café, jambes croisées en tailleur, échine frissonnante, yeux plissées.

 

Yeux plissés par le soleil…C’est l’image qu’elle nous a laissé d’elle, devant cette même porte fermière, devant sa maison. Ce jour là, un soleil hivernal ou printanier est venu se couler entre les rides de Marthe, immortalisé sur le papier glacé  puis par la caresse d’un pinceau sur la toile. La photo a depuis longtemps disparu, elle traîne sûrement dans un carton au dans un vieil album de famille, mais le portrait est toujours là, aux Basses Gachères, en bonne place face à la porte d’entrée, sous l’escalier : Cheveux blancs veinés d’argent qui viennent s’échoir en deux vagues tout autour d’un front barré de rides horizontales, deux yeux sombres et plissés donc, creusés par les années, qu’adoucit un sourire énigmatique grignoté par l’ombre du nez. Le portrait est presque effrayant -toutes ces rides, ces deux puits si sombres - et fait peur aux enfants. Mais pour tout ceux qui l’ont connu, c’est bien elle, son « portrait craché » : Marthe, Mémé Marthe, Marthe Amelotte née Pie.

 

-          Tu t’en souviens ?

-          Oui un peu quand même, j’avais quinze ans l’année de sa mort…

-          Un peu ?

-        Oui un peu…par petites touches, des couleurs, des jeux de lumière, des odeurs, des petites scènes, des anecdotes, difficile de démêler l’écheveau de ses propres souvenirs et ceux de seconde main, mille fois racontés, mille fois enjolivés.

-          Tu t’en veux ?

-          Quoi ?

-          De ne pas avoir plus de souvenirs ?

-         Oui et non…Ce sont mes souvenirs, que veux-tu ? Ils sont fragiles, ils sont volages, ils sont mouvants. J’en veux plus sûrement au détachement que j’ai longtemps affiché envers les gens que j’aimais, trop concentrée sur ma personne, sur l’image que je voulais donner de moi aux autres, vers laquelle je voulais tendre, sur mes doutes, mes craintes, mon…le mot est trop fort mais oui mon dégoût de moi, dans le sens aversion. Mais l’enfance est insouciance et l’adolescence tumulte intérieur…Ce regard sur les autres, je l’ai aiguisé bien plus tard, quand j’ai commencé à m’aimer, à m’accepter du moins, quand j’ai compris ma différence, l’importance de la cultiver sous peine de me perdre à nouveau et que j’ai réalisé que l’on m’aimait, que l’on m’aimerait plus sûrement, plus sincèrement telle que j’étais et non tel que j’ai longtemps cru vouloir devenir…

-          Ta différence ?

-          Mon goût pour la solitude, pour la rêverie, toutes ces questions, cette recherche perpétuelle, ce « murmure intérieur », tel que le décrit si bien Charles Juliet. Et quel bonheur, justement, quand on se découvre dans la vague des mots des autres, quand paradoxalement on ne sent plus seule dans sa solitude, dans sa différence…

-          Revenons-en à Marthe, veux-tu ?

-          Mémé Marthe…Je ne l’ai jamais appelé que de cette façon…dans ces années-là, on disait Mémé…Mamie en tant que mot est venu bien plus tard. Un anglicisme peut être…Un « jeunisme » sûrement ! Nos Mamies d’aujourd’hui, nos Mamies modernes, bien pomponnées, souvent actives,  sont si différentes  de nos Mémés d’antan.

-          Mais pourquoi « l’évoquer » aujourd’hui, maintenant ?

-          Parce ce que ces derniers temps j’ai pris conscience de la fuite du temps, de son inexorabilité,  et en les évoquant justement, en puisant au fond de moi, de la beauté, de la pureté de mes souvenirs d’enfance. C’est la « Recherche du temps perdu » de Proust que je découvre, que je déguste d’ailleurs, tout en écrivant ces mots. Ce sont tous ces petits moments évanescents que je trimballe à fleur de peau et qu’un souffle de vent, un presque rien indéfinissable suffit parfois à faire éclore. Et ce presque rien justement reste bien trop souvent indéfinissable, happé en plein vol par l’éclosion fulgurante de ces moments enfouis. Dans la famille Madeleine, je demande la mère, le père, le petit fils…mais ils sont bien souvent aux abonnés absents…  

-          Et pour mémé Marthe, ta madeleine…Le soleil ?

-          Oui mais pas n’importe lequel ! Le printanier, le frissonnant, l’éblouissant, celui qui vous hèle derrière les carreaux, celui que vous vous languissez de rejoindre, et cette attente, cette peur de le perdre, c’est presque insupportable…Et cette chaleur pure, fraîche ( !), et cette solitude (déjà !), et cette lumière vive,  quand derrière vous le café s’éternise (et vous souhaitez de tout votre corps qu’il s’éternise) dans la touffeur des pièces qui sentent le renfermé de l’hiver, dans un tintement de petite cuillère et de conversations qui s’étirent et dans le clair-obscur intérieur.

-          Tu parlais de couleurs, de jeux de lumière tout à l’heure, dans la palette de tes souvenirs de Marthe …

-          Oui, c’est l’obscurité de la pièce de vie que je perçois tout d’abord. Comme le fond, dans un tableau. Une obscurité que la lumière ne parvenait à percer ni l’été, filtrée par une cascade de lanières multicolores qui pendouillaient, tel son spectre en plastique, devant l’étroite porte fermière, ni l’hiver, concentrée dans un halo nacré que diffusait un lustre monte et baisse en opaline dentelé.

-          Et l’odeur ?

-          L’odeur du vieux poêle  à bois évidemment, mais ça j’en ai déjà parlé…

-          Elle imprégnait tout cette odeur : Les meubles, les fauteuils…

-    Son lit aussi. Caché derrière un paravent et recouvert d’un épais et soyeux édredon bordeaux dans lequel nous plongions, ma sœur et moi, pour jouer à la piscine. Et ça, ce n’est pas un souvenir de seconde main, crois-moi ! j’en souris encore aujourd’hui, je peux presque sentir la caresse de l’étoffe sur mon visage et son odeur fumée, oui.

-          Qu’aperçois-tu dans ce décor ?

-          Oui, tu emploies le mot juste. C’est un décor en effet, un décor de théâtre, celui de ma mémoire, un décor mouvant. Le lit n’est déjà plus là, derrière son paravent, mais sûrement dans la chambre du fond, la nouvelle chambre refaite à neuf par Marcel et Jeannette qui s’occupent d’elle à présent. Et l’édredon n’a pas survécu au déménagement. A gauche de la porte, dans la pièce de vie que l’absence du lit agrandit, j’aperçois un fauteuil ou une chaise rustique mais je ne distingue pas sa forme exacte, juste un petit cousin couleur vieux rose qui recouvre l’assise. Et sur ce fauteuil ou cette chaise, une vieille femme penchée sur son canevas, à s’user les yeux sur des brins de laine de plus en plus gros, tandis que le temps n’en finit pas de détricoter sa pelote de vie.  

-          Sa pelote de vie ? Que sait-tu de sa vie ?

-   Rien, si peu. Des bribes d’histoire éparpillées dans la mémoire de ses petits-enfants. Une vie rude, une vie de douleur qu’elle s’est taillée à travers le siècle. Un mari alcoolique et brutal, le bruit assourdissant de son fusil le jour où il s’est suicidé dans un champ, tout près de la maison, tout près des fossés où elle passait certaines nuits, recroquevillée avec ses deux filles, quand elles trouvaient porte close. Porte close, forteresse d’ivrogne, menaces de mort, hégémonie de l’homme rustre et violent. Et l’amour ? Absent de cette vie là, un mot qu’elle n’ose peut être jamais prononcer. Mais qui sait ?  Qui savait, qui connaissait son jardin secret ? Pouvait-on avoir un jardin secret dans ces années là ? Un amant, un amant tendre, discret ? J’en doute mais quand je revois ses yeux qui toujours pétillaient de malice, peut être un peu moins !

-          Ses deux puits si sombres ?

-          Moi, je me souviens surtout de l’éclat qui brillait tout au fond, de cet éclat qui la nourrissait. Je n’ai pas en moi l’image d’une femme triste, aigrie mais celle d’une vieille femme déterminée, forte, qui pétillait d’amour, d’humour. Toujours pimpante quand elle sortait de chez le coiffeur, la mise en pli impeccable de ses cheveux blancs, un peu rosés, et le rose de ses joues également quand elle revenait de ses virées entre copines au club du « troisième âge ». Toujours prompte à participer à nos jeux d’enfants, les lits en portefeuille ou les draps parsemés de gros sel, nos batailles d’eau où elle protégeait avec une lueur malicieuse dans les yeux celles et ceux qui trouvaient refuge derrière elle !

-          Complice ?

-          Oh oui complice ! Complice de nos petits secrets également quand plus tard, bien plus tard nous venions, ma sœur et moi, l’embrasser dans sa chambre dès notre arrivée le samedi midi, avec, dans la main, une barre de Mars ou de Bounty que nous lui glissions en cachette.

-          En cachette ?

-          En cachette de ma tante Jeannette qui imposait à ses quatre-vingt dix passés un régime sans sel- je revois encore le paquet de biscotte au liseré vert - au grand dam de maman qui s’indignait que l’on puisse priver une si vieille femme des douceurs de la vie.

-          Ca partait sûrement d’un bon sentiment…

-          Ou d’un conseil d’un médecin un peu trop zélé ! Les médecins, d’ailleurs, elle ne dut pas en voir beaucoup dans sa longue vie. Adepte de la médecine naturelle, elle partait cueillir les orties blanches à mains nues. J’ai le souvenir d’une visite d’un de ces vieux médecins de campagne. Le souvenir, ou plutôt le fait que ce moment soit devenu une anecdote familiale. Nous avions fait appel à un docteur pour notre nonagénaire donc, pour je ne sais quelle raison et cela a peu d’importance. Quand celui-ci était arrivé, nous étions tous attablés dehors, sous le tilleul devant sa maison. Mon enfance est ponctuée de repas de famille sous le tilleul, devant l’une ou l’autre des deux Basses Gachères, d’ailleurs…Autant j’ai pu exécrer ceux qui me privaient du soleil, autant ces repas de famille champêtres, qui se mêlent tous en un seul « mouvement »,  sont indissociables de mon bonheur d’enfance.  Toutes les heures des longues journées d’été semblaient tendre vers ce moment de communion entre le ciel, la campagne et les hommes …Q’une goutte de pluie nous prive de cette récréation, et c’est toute la journée qui devenait insipide. Et en l’occurrence, ce jour là, le repas extérieur semblait fort compromis puisque les premières gouttes tombaient déjà quand le médecin, nous saluant au passage, fut conduit à l’intérieur au chevet de notre malade. Quand, après toutes les conjectures d’usage en ces  moments-là – sur les rapprochements des gouttes sur la paume de la main, sur le nuage qui va passer j’te dis - il fut décidé de battre en retraite vers la maison (« chacun est responsable de son couvert »), nous vîmes passer le médecin en sens inverse, saluant distraitement une bande de déménageurs trempés, tandis que le soleil, farceur, resplendissait à nouveau au dessus de notre table abandonnée…

-          Ah les repas de famille !

-          Ils étaient légion chez nous, du temps de mon arrière grand-mère car tous les ans son anniversaire était prétexte à de grand rassemblement. Là aussi, mes souvenirs se mêlent en un seul « mouvement » au son de « voulez-vous dansez grand-mère » de Chantal Goya, qu’on nous forçait à chanter devant tout le monde (le supplice !), seule condition pour « avoir le droit » de quitter la table plus tôt et partir jouer avec les cousins (et, encore, cela dépendait du degré de sévérité des tantes et créait bien des histoires et débats passionnés sur le laxisme de l’éducation moderne). Au rang des souvenirs visuels, une photo de tous les cousins, la seule qui nous réunisse tous peut être) assis sur les barreaux de l’échelle qui menait à notre chambre.

-          Tu es nostalgique de cette époque ?

-    Est-on nostalgique de son passé ? Oui et non…Oui car tout un pan de ma vie m’échappe…Enfant, adolescente, on n’a pas cette envie de grattouiller le passé, de savoir par la voix de l’aïeule d’où on vient, ce qui nous a construit et les liens si fort de l’amour qui nous unissent, en l’occurrence son lien maternel qui l’unissait à mon père, si jeune orphelin de mère, et l’amour donc qu’elle devait ressentir à notre égard, les enfants de son petit…Et puis non, car je suis construite de ce tissu d’amour et à quoi bon on en savoir plus quand on la devine en nous, cette filiation de la terre par l’arrière-grand-mère, cette amour pour la terre des Basses Gachères, justement, qui est née de cet amour-là, de cet équilibre là   : l’amour d’une grand-mère pour son petit-fils, mon père, qui me semble (mais en est-on si sûr ?) avoir si peu souffert de l’absence de la mère parce que la grand-mère a pris naturellement le relais,  grâce à ces deux yeux, ces deux puits d’amour.

-          On en revient aux yeux…

-          Oui, c’est la seule chose qui me reste d’elle ; j’ai oublié le son de sa voix, le son de son rire mais je revois, les yeux fermés, ses deux yeux sombres qui pétillaient d’ironie, qui pétillaient de soleil

-          Le soleil sur le porche ?

-        Oui, le soleil pressé à froid au sortir de l’hiver et derrière moi, dans la fraîcheur, dans l’obscurité de l’hiver, son regard qui réchauffe ma nuque.

Pas besoin de me retourner, chaque printemps, elle est là …

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commentaires

O
C'est un vrai plaisir de te lire cousine, tu as beaucoup de talent, c'est indéniable...!Moi je n'ai pas connu votre mémé Marthe (son portrait en revanche, m'a beaucoup marquée...). Je n'aurai qu'une chose à ajouter: "C'est bon la confiture, mais ça colle à la figure, Mamadou ma mémé!". Ahhh les Noël avec les cousines... Chacune avait ses tares, moi c'était "Michaël est de retour" au synthé, imposé par ma fière maman, vous c'était de pousser la chansonnette...! Personne ne vous y obligeait pourtant.... :-))) Des bisous...!
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F
je viens de découvrir ta belle prose et je suis une nouvelle fois bouleversée par ton talentMoi j'ai le souvenir d'une mémé qui sentait bon, qu'on voulait tout le temps bisouiller et qui rayonnait dès que la R5 s'engageait aux basses GachèresElle me manque ce soir
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S
C'est bon de penser encore à elle après toutes ces années
B
toujours aussi surpris par tes récits si précis de tes souvenirs d'enfance.c'est un plaisir de te lire.........tes parents
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S
Notre Mémé Marthe est une pierre de notre enfance mais malheureusement (ou heureusement c'est ainsi) mes souvenirs sont bien vaporeux mais ils me construisent