Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

M'écrire

Archives

2 décembre 2006 6 02 /12 /décembre /2006 00:11

 

Au creux de ton regard, s’immisce l’ironie,

Cette vipère rusée aux sifflements stridents,

Qui s’infiltrent en rampant aux creux de ces deux puits,

Que ta bouche narquoise révèle méchamment.

 

Le silence habituel s’assoit entre nous deux.

Jadis un imposteur, il ne nous gène plus guère,

Absorbant sans broncher l’eau trouble que nos yeux

Dispersent en fines perles dans la lourdeur de l’air.

 

Le calme de mes mains t’enlève le bonheur

De dévorer mes peurs, de voler mes faiblesses.

Mon visage impassible fermé sous ma pâleur,

J’ai su vaincre mon mal, surmonter ma détresse.

 

De piquantes remarques en rires sarcastiques,

L’habile forgeron de la méchanceté

A su durcir le sable en de solides briques,

…De la fragilité à la sérénité.

 


Partager cet article
Repost0
8 novembre 2006 3 08 /11 /novembre /2006 21:31


C’était sûrement écrit quelque part. Certains diront dans les lignes de ta main, toi tu aurais préféré dans l’eau de tes yeux. C’était écrit bien que je ne croie pas au destin. Oui, je sais, je suis bien trop cartésien, mais aujourd’hui je doute. Voilà, tu as gagné, aujourd’hui, je doute ! Je doute et je pleure. Quelle ironie, mon amour !

Tu es née sous un vilain crachin, nous nous sommes rencontrés sous une pluie torrentielle et je te pleure sous une averse libératrice. Aqueuse, je suis aqueuse, me répétais-tu si souvent. Ce mot invariablement déclenchait mon hilarité. Tu me traitais d’obsédé, mon aqueuse adorée, mon ondée, ma marée, ma Mamée. Oui obsédé par tes yeux, le grain de ta peau, ton sourire, ton odeur, la chaleur de ton cou, là où j’aimais poser les lèvres, longuement, quand je te retrouvais. J’aurais pu m’endormir, debout, le visage niché dans ton cou, j’aurais pu y mourir, j’aurais voulu y mourir. Pourrais-je vivre à présent avec son simple souvenir ? «  Un bout de Mamée », tu ne crois pas si bien dire, jeune homme. Ce n’est pas très poétique, je t’ai vu faire la moue d’ailleurs, peu satisfait de ta chute. Mais pourtant c’est si vrai. Des bouts de Mamée sur ce banc d’église humide, sur ma canne qui scintille, sous ma veste trempée, sur ma peau qui frissonne au contact de l’eau, à tes caresses encore. Oui, quelle ironie, mon amour ! Tout à l’heure, je t’ai attendu sur le parvis de l’église. Derrière la porte en chêne qu’ils avaient refermée, j’ai entendu le son de l’orgue suivi d’un court silence, recueilli, entrecoupé de toussotements et de reniflements, sitôt brisé par la voix monocorde du curé dans le micro. Devant lui, j’imaginai sans peine, pour avoir assisté à tant d’obsèques ces dernières années,  ton cercueil que j’avais entr’aperçu un bref instant lors de sa descente du corbillard. J’ai beau être rationnel, tu vois, j’ai beau essayé d’accrocher ma raison à chaque seconde qui s’enfuit, je ne parvenais pas – je ne parviens toujours pas- à t’imaginer à l’intérieur de cette boite en chêne. Alors je t’ai attendu dehors, tremblant, debout malgré la fatigue du voyage. Je t’ai guetté sur le parvis, sous le ciel qui s’obscurcissait tandis qu’au loin grondait l’orage. Je regardais le vieux pont en pierre, tout là-bas. Tiens, je crois bien qu’il faisait le même temps ce jour-là, mais nous avions su « passer entre les gouttes ». Ma seule et unique courte visite dans ta « campagne profonde » et nous voilà en train de regarder des vieilles pierres entre deux averses !  « Tu vas voir, c’est un vieux village médiéval plein de charme ». Penses-tu, je n’ai rien vu, je ne voyais que les tiens, si aveuglé par mon désir pour toi ! La preuve, ce matin, assis dans la voiture près de Pauline, je ne reconnaissais rien du paysage de notre précédente excursion pluvieuse. C’est si loin, tout ça. Oui, j’ai toujours une excuse à portée de main, tu as raison ! Mais aujourd’hui, je suis tout excusé, je n’ai plus ma raison. Moi qui ai si souvent côtoyé la mort tout au long de ma longue carrière, je refuse la tienne. Je t’ai attendu tout à l’heure sur le parvis, je regardais le vieux pont et je guettais ton apparition imminente, « toute menue dans ton imperméable turquoise ». Et puis, la pluie, enfin, a percé le ciel noir, petite perle au bout de mon doigt comme une larme recueillie derrière mes paupières que je frottais l’instant d’avant pour mieux surveiller ta venue. Un doute soudain…Non, mes yeux sont bel et bien secs, pourquoi pleurer puisque dans quelques instants je vais croquer ton cou. Mais les perles bientôt ont roulé sur la paume de ma main et les marches de l’église se sont constellées d’étoiles brunes, la poussière s’est soulevée et le parfum de terre mouillée a empli mes narines, m’a piqué les yeux.  Et …et lorsqu’une perle s’est posée sur mes lèvres sèches, c’est là que j’ai reconnu ton baiser, ta caresse. Elle est venue se mêler à mes larmes salées, enfin. J’ai cessé de regarder le pont, j’ai poussé doucement la lourde porte en chêne et je t’ai emmené avec moi, en moi à l’intérieur de l’église. Je suis allé m’asseoir derrière Pauline, voûtée, secouée de sanglots, et j’ai posé ma main mouillée sur son épaule pour que tu la consoles. 

 
C’était sûrement écrit quelque part. Tu vois, mon corps devait le savoir puisque mes larmes ont attendu ta pluie pour te faire l’amour. Oui, quelle ironie, Mamée, c’est maintenant que tu n’es plus que je doute. Non, je ne doute même plus d’ailleurs, je te crois, maintenant que je n’ai plus ton corps blotti au creux de mes bras, ce prétexte que je te brandissais en riant : Tu avais raison, cette pluie tout à l’heure, c’était toi.

 
« Ne vous inquiétez pas, je suis aqueuse ! » Ce sont les tout premiers mots que tu as murmurés en souriant sous mon grand parapluie, te souviens-tu, Mamée ?  Drôle d’entrée en matière, j’en souris encore aujourd’hui. Que répondre à cela ? Je partis d’un grand éclat de rire. « A…quoi ? » Je crois bien que je ne connaissais même pas ce mot avant toi, malgré toute mon érudition de jeune médecin doublé d’une réputation tendre et flatteuse d’amateur de poésie. Il pleuvait à verse ce jour-là et j’étais en retard, comme à mon habitude, pour rejoindre mon cabinet, nouvellement installé en bas du parc. De sous mon grand parapluie, je t’ai aperçu dans la courbe d’une ruelle. Tu sautais dans les flaques d’eau en protégeant ta lourde chevelure blonde par un panier ajouré que tu brandissais à bout de bras au dessus de toi. Vaine précaution, la pluie ruisselait sur l’ovale de ton visage, plaquait des mèches de cheveux sur tes yeux, sur tes joues, sur ta bouche. Tu étais comme ces petits chiots mouillés et faméliques qui jappent et se secouent  comme des fous au sortir de leurs premiers bains de mer. Certains-certaines- s’en irritent, moi j’ai toujours aimé cette joie animale et fiévreuse. Je me suis approché de toi et je t’ai offert un bout de mon abri de fortune.  « Toi que je ne connaissais pas, toi qui ne me connaissais pas… ». Ces vers, je me les répétais sans cesse, ce printemps-là. « Paroles » me servait de presse-papier pour mes carnets d’ordonnances. Cela faisait sourire mes patients et certains, c’était ma grande fierté, se précipitaient même, sitôt franchi le seuil de mon cabinet, dans la première librairie venue où le dernier recueil de Prévert, paru près d’un an plus tôt, formait encore de hautes piles beiges. Tu ne t’appelais pas Barbara et nous n’étions pas sous les nuées de Brest. Nous étions sous celles d’Arcachon, Ville d’Hiver, ma ville depuis toujours, et celle qui devint la tienne, paradoxalement l’été.

 
Mes premiers mots pour toi furent plus conventionnels. « Mettez-vous à l’abri, jeune fille,  vous allez attraper froid ». Je n’ai jamais été un grand séducteur auprès des femmes ! D’ailleurs, je n’avais nullement l’intention de te séduire, malgré ta beauté mouillée qui me happait déjà. Tu étais si jeune,  14, 15 ans peut-être, et j’étais alors follement épris d’une autre femme avec qui j’allais bientôt unir ma vie. Il y avait plus de paternalisme et de professionnalisme dans cette courte phrase anodine.  Mais, malgré ta voix d’enfant qui toujours demeura aussi fluette que ce matin-là, plus jamais je ne pris ce ton condescendant de père ou de médecin lorsque je m’adressais à toi. D’ailleurs, avec ces onze années qui nous séparaient, bientôt, tu ne serais plus une enfant pour moi. Et bien que j’aie eu, à de nombreuses reprises, l’occasion de t’ausculter, le sérieux de mon avis médical devant ton corps nu peina toujours à se dépêtrer de mon désir pour toi.

 
Mon « a…quoi ? » joyeux te permis de t’épancher. Pas sur ta vie- ta mère, en pleurs, s’en chargerait bientôt- mais sur ton ressenti d’eau. Et là, sous mon grand parapluie qui déversait sa coupole d’eau à nos pieds, entourés de flaques qui bientôt s’unirent jusqu’à former d’étroits ruisseaux qui dévalèrent les ruelles incurvées entraînant dans leurs cours des pétales de magnolia (« Oh ! Des barques de fleurs, regardez ! »), je m’accrochais à ta voix, assourdie par le martèlement de la pluie, d’où s’échappaient, comme une victoire consentie par le ciel, des notes aigues qui en faisaient la louange : ondée, averse, nuée, crachin, mouillée, marée, océan, buée, glaçon, vapeur, écume, caresse…L’ensemble fluctuant au gré des inflexions de ta voix, j’eus bientôt l’impression de voguer, debout sur un frêle esquif, au centre d’un océan légèrement agité,  un recueil de poésie grand ouvert devant moi, me permettant d’en décrypter le mystère. Tu étais d’une spontanéité, d’une maturité déconcertante. Déconcertante, car dès que tu cessais de parler d’eau, tu redevenais une enfant, vive, insouciante et légère comme le sont tous les enfants à cet âge-là. Puis, l’instant d’après, évoquant à nouveau cette drôle de connivence que tu avais avec cet élément, les mots coulaient de ta bouche comme un torrent imprévisible qui charrierait tout à la fois une connaissance insoupçonnée et inédite du milieu liquide et un don inné à le décrire avec les mots les plus justes et les plus beaux de notre langue française. Tandis que nous parlions, (enfin, surtout toi ! Oui, jeune homme, elle était « intarissable » !), nous avions gagné lentement l’allée du Moulin et devant la Villa Toledo qui dressait fièrement sous le ciel bas son majestueux escalier de dentelle blanche,  nous nous sommes engagés dans le Parc Mauresque. Tu descendais également vers la ville d’été pour y faire quelques courses à l’Epicerie Brémontier, m'as tu dit, et tout à notre conversation aquatique, nous avions atteint le funiculaire devant le casino. Là, dans le wagon, de nouveau ta maturité a cédé devant l’enthousiasme de tes 15 ans. Tes yeux verts pétillaient comme ceux des jeunes bambins dans un manège. Tu étais si imprévisible, ma Mamée ! Nous nous sommes séparés Cours Desbiey, presqu’en face de mon cabinet. La pluie avait cessé, je me souviens avoir regardé longuement, un sourire béat sur mes lèvres, ta silhouette qui s’éloignait en sautillant dans les flaques d’eau. Je ne sus rien de plus sur toi ce jour-là, tu avais été mon petit rayon de soleil de la journée, voué à être oublié tout aussi rapidement dans le rythme trépidant de ma vie de jeune adulte.

 
Trois jours plus tard, tu te tenais droite devant moi, tes yeux rouges posés sur mon drôle de presse-papier, d’où s’échappait une liasse de feuilles d’ordonnance. Mon « vous allez attraper froid ! » t’avait porté malheur ou bonheur, c’est selon. Bien des années plus tard, nous reparlerions souvent des circonstances de notre deuxième rencontre et devant mes éternels vains conseils médicaux à ton encontre, tu t’échapperais souvent en riant, arguant du fait que ta désobéissance au premier d’entre eux nous avait permis de créer la plus belle histoire qui soit. Parfois, pour manifester ta colère contre moi et ces contraintes stupides que nous nous imposions et qui nous séparaient sans cesse, tu n’hésiterais pas, à plusieurs reprises, à me quitter « pour toujours » et bien des portes me seraient claquées au nez sur ces mots blessants « J’aurais mieux fait de ne pas tomber malade ce jour-là ». Avec des si, on refait une vie ! Quoiqu’il en soit, dans mon cabinet ce jour-là,  tu étais bien mal en point, les yeux cernés, le nez qui coule, les cheveux ternes, ta voix d’enfant cassé, et pourtant, pour la première fois de ma vie, mes mains tremblèrent devant un corps de femme, de presque femme, d’enfant femme. Et plongeant mon regard dans tes yeux pour éviter l’aimant de tes seins, je me sentis soudain rougir, pris en faute comme un enfant, incapable de maîtriser le trouble de mes pensées.

En poussant la porte de ma salle d’attente, je t’avais immédiatement aperçu et en ressentis aussitôt un malaise, comme une envie de fuir, comme une pensée que l’on chasse au plus vite mais qui revient sans cesse se superposer, se mesurer aux autres, celles qui vous rassurent, celles qui vous construisent, celles sur quoi, jusqu’à cet instant précis, vous aviez l’assurance de fonder votre bonheur. Ce n’était pas la première fois, malgré mon amour pour Eliane, que mes yeux se posaient sur une autre femme. Mais jusqu’à toi, ces autres femmes étaient tout au mieux jolies, charmantes, intelligentes, racées, drôles, vivantes, passionnantes…, que sais-je ? Mais aussi jolies, charmantes, intelligentes, racées, drôles, vivantes, passionnantes…soient-elles, elles n’étaient jamais aussi jolies, charmantes, intelligentes, racées, drôles, vivantes, passionnantes…qu’Eliane, que je venais de demander en mariage moins d’un mois plus tôt.  Elles n’étaient pas…Elles n’étaient pas toi, Mamée. Comment mettre des mots sur un sentiment si complexe ? D’autres que moi – et parmi eux les plus grands tisseurs de mots de notre langue - en ont fait l’œuvre de toute une vie, sans parvenir toutefois à en détricoter le moindre fil. Alors la pelote, Mamée, imagine ! Heureusement, me diras-tu ! Mais ce jour-là, troublé dans l’embrasement de la porte de la salle d’attente, j’aurais donné n’importe quoi pour comprendre pourquoi la présente d’une adolescente- fantasque, soit ! -rencontrée quelques jours plus tôt me mettait dans tous ces états. De fait, j’ai beau chercher, j’ai beau fouiller, je n’ai pas souvenir d’avoir songé beaucoup à toi pendant ces trois jours, ou bien parfois en souriant devant la pluie qui tombait justement.

 
Mais, à bien y réfléchir, ce week-end de Pâques de l’année 1946 fut particulièrement pluvieux…

 

Partager cet article
Repost0
4 novembre 2006 6 04 /11 /novembre /2006 22:30

Je ne me souviens jamais de mes rêves. Aussi, ai-je été très surprise, il y a quelques nuits, de me réveiller avec une phrase dans la tête, que je notais aussi sec au crayon de papier sur un vieux carnet qui traînait, parmi mes lectures en cours, sur ma table de chevet. J’avais, bien entendu, complètement oublié cette anecdote jusqu’à cet après-midi où par hasard j’ouvris mon carnet pour y déchiffrer tant bien que mal à la dernière page la phrase suivante :

Madame, je vous arrête pour séquestration de mots.

Bien sur, en la relisant, je me suis souvenue aussitôt de mon incartade nocturne, mais malheureusement pas du contexte imaginaire d’où s’étaient échappés ces quelques mots.

 
Depuis, j’ai ruminé cette phrase sans arrêt. En écoutant la radio, en cuisinant, en jardinant, en regardant la télévision, jusqu’à l’oublier complètement parfois et courir aussi vite (de peur d’oublier de le faire) jusqu’à mon petit carnet pour la mâcher à nouveau, à seule fin d’en faire sortir le suc.

Rien à faire, pas l’ombre d’une piste, si ce n’est ce « Madame » sur l’identité de laquelle je m’interroge. Qui est elle ? Une femme ou plus sûrement une abstraction féminine ?
 
La vie, peut être, qui par son flux incessant,  son rythme trépidant, les images et les sons dont nous sommes chaque jour abreuvés, nous empêche de nous libérer de nos mots et ainsi d’atteindre l’émotion que procure cet envol.

La mémoire, sûrement,  qui au jeu du flux et du reflux, emporte bien trop souvent au large les mots que nous pensions en sûreté sur la plage. (D’où l’utilité d’un petit carnet).

La solitude, enfin, qui, quand elle n’est pas vécue comme une grâce*, peut, en séquestrant les mots qui ne trouvent plus en l’autre l’écho, mener à la folie.

Toujours est-il que je trouve cette phrase énigmatique très belle, belle parce qu’énigmatique et ouverte sur sa sentence contraire, justement : la libération des mots.

Je vous l’offre, donc, …avant de perdre mon petit carnet.


 

* A ce sujet, je vous conseille la lecture de " La Grâce de solitude " de Marie de Solemne paru chez Albin Michel, coll . « Espaces libres » : Entretien avec Christian Bobin, Jean-Michel Besnier, Jean-Yves Leloup et Théodore Monod. On en parle si peu de cette « Grâce » de solitude, à tel point qu'avouer aimer la solitude est bien trop souvent perçu aujourd’hui comme un mensonge ou une marginalité.

Partager cet article
Repost0
17 septembre 2006 7 17 /09 /septembre /2006 22:57


Ca a commencé il y a dix minutes, ça fait plusieurs fois que je loupe l’évènement. La dernière fois, y’avaient des parapluies, qui avançaient tout seuls, on dirait, d’en haut. Dessus, y’avaient des gouttes d’eau qui glissaient zip et les pétales blancs de mon arbre qui s’collaient comme des gommettes. Y’ s’ étaient bien plus jolis tous ces parapluies noirs et moches avec les fleurs de mon arbre. Maman, elle a que des parapluies de couleurs. Elle dit que la pluie c’est déjà bien assez moche comme ça. Le mien, il est tout vert grenouille avec des yeux qui dépassent comme des oreilles sauf que c’est les yeux. Et puis une grande bouche qui fait un sourire. A la pluie.  Papa il a  pas voulu que je l’emmène chez Mamy, puis chez Tata et chez Martine. Y m’a manqué. Y disaient tous faukisorte, faukibouge, fautpaki reste au dessus d’elle, et puis t’as pas besoin de ton parapluie, vas t’inquiètes pas y f’ra beau. C’est comme mon camion de pompier, même s’il est tout abîmé, y’ m’a manqué. Papa, il avait promis de me le réparer pendant que j’étais chez mamy, puis chez Tata et chez Martine mais tout à l’heure il était encore tout cassé. C’est pour ça que j’ai loupé le début, ça m’énerve, y’tiennent pas ensemble les tuyaux.  J’ai entendu des pas sur les petites pierres et j’suis passé derrière les rideaux. Les jaunes avec Winnie dessus. Ceux qui font bébé. Aujourd’hui, y a du soleil. Y’a pas de parapluie mais des fois des pommes qui tombent, même que personne veut les manger pasqu’elles sont toutes marrons par terre. Y’ sont juste en dessous, près du mur. Tous en noir. Maman, elle m’a dit que c’était pour dire au revoir dans l’ancien temps  et qu’elle comprenait pas comment on pouvait dire au revoir à des gens qu’on aime avec des couleurs aussi moches. J’ai dit on pourrait leur lancer mon parapluie. Elle a rigolé et puis elle a dit allez sors d’ici c’est pas un spectacle pour toi et puis t’as bien le temps d’y penser.

Ca va bientôt être la chenille autour du trou. Y’ s ont de la terre cachée dans une main et quand ils l’a jettent dans le trou, ça fait un gros bong. Les dames, elles tiennent des fleurs blanches, comme pour s’excuser de porter une couleur aussi moche. C’est beau et puis ça fait moins de bruit. Y baissent tous la tête, y n’en mènent pas large comme quand je fais une bêtise, maman elle dit regarde moi quand je te parle, ça sert à rien de baisser les yeux, les petits y doivent regarder les grands quand on les gronde.  Papa, il a dit que j’étais trop petit pour y aller après l’accident. Et puis j’ai même pas eu le droit de regarder derrière les rideaux. Y’ sont pas près de me les changer, mes rideaux.

Y’a une dame qui pleure tout au fond, elle s’approche pas, elle a peur de tomber dans le trou. Un jour, y’a vraiment une dame qu’a failli y tomber tellement elle tremblait comme Zadig quand y voit un chat. Même qu’il a fallu deux dames pour la tenir. Maman aussi elle retient Zadig quand c’est comme ça.  Elle est belle la dame. Elle ressemble à maman. Sauf que maman elle pleure jamais. Elle rigole tout le temps maman où alors elle gronde, elle crie un peu des fois aussi mais c‘est quand je suis pas gentil. Et puis, elle se met vraiment en colère quand elle me voit derrière les rideaux, même qu’un jour elle a dit qu’ils allaient me changer de chambre, c’est pas une vie d’être au-dessus de la mort comme ça. Moi, j’y crois pas à cette histoire d’accident. Maman elle roulait jamais vite même que papa ça l’énervait des fois et qu’on voyait pas la route avec le camion devant.  Elle disait toujours « Ca sert à rien de se presser si c’est pour se retrouver entre quatre planches ». Moi, je comprenais pas bien le coup des planches mais je disais oui oui pour lui faire plaisir et pasque en vrai j’aimais bien quand elle allait pas vite. Elle mettait la musique à fond et on avait toujours le temps d’écouter toutes les chansons. Elle aimait pas trop quand je lui posais des questions sur les paroles compliquées. Elle disait toujours «  laisse-moi m’évader… ».

Y’a une dame qui tient une feuille à la main. Elle attend la fin de la chenille. Elle a sorti un mouchoir, un vieux, à carreaux. Elle arrête pas de se frotter les yeux, sous les lunettes, et puis la feuille aussi. Pasque les larmes, des fois, ça s’arrête pas aux joues. Moi, j’ai pas pleuré depuis qu’elle est partie. A la fin, elle en avait tellement marre de ses élèves. Elle attendait plus qu’ça : les vacances. Pour s’évader. Moi, j’aimais bien quand elle s’évadait. Elle faisait sa fofolle et on faisait toujours plein de trucs pour s’évader tous les deux le mercredi, comme aller à la piscine, au cinéma, même au restau, une fois, comme les grands. Pas au Mac’do, hein, un vrai, avec un menu et tout et tout. Là, elle a eu envie de s’évader, toute seule, pendant les vacances. J’ai pas pleuré, j’suis un grand, j’peux comprendre ça des fois. Demain, c’est la rentrée. Pas celle des petits, celle des grands. Elle peut pas louper ça sinon elle aura pas son emploi du temps. Moi, j’y crois pas à cette histoire d’accident. Papa il a dit à Papy que les pompiers ils avaient rien pu faire, y’s’étaient arrivés trop tard à cause qu’ils étaient tous partis au feu  qu’a brûlé toute la colline du côté de chez tata. Moi j’lai vu la colline quand j’étais chez tata. Elle a dit à tonton dans la voiture, tourne par là, j’veux plus voir ça. Et puis, quand ça redeviendra vert, ce s’ra pire que tout. Mais moi j’y crois pas à cette histoire de camion de pompiers. N’importe quoi. J’sais bien qu’il y en a plein dans la caserne, quand même. J’y suis allé la visiter, la caserne.

La dame a commencé à lire, elle a la voix toute pleine de hoquets mais  y’a quand même des mots qui viennent jusque derrière mon rideau. Ca parle de pièce à côté et puis de chemin aussi. De l’autre coté du chemin, il y a une tombe. Toute fleurie. Y parait que c’est là qu’elle « repose ». Tu parles d’une évasion. Papa y va tous les jours depuis que je suis revenu. Le premier jour avec Mamy et Papy, il m’a forcé à les accompagner. C’était la première fois que je ne les voyais pas d’en haut, les croix. Y’en a qui sont vraiment pas belles, en vieille pierre pas lisse avec plein de mousse dessus. Celle de maman, elle est encore en bois. J’ai dit : « maman, elle aime pas les croix, elle en porte jamais autour du cou, elle préfère les perles ». J’y suis pas retourné depuis. Je regarde papa depuis la fenêtre. On dirait qu’il lui parle tout en caressant la pierre. J’lui ai dit l’autre jour de lui rappeler que c’était bientôt la rentrée, qu’il fallait pas qu’elle loupe ça. Pour son emploi du temps. Papa, il a l’air de s’inquiéter pour moi. Il me dit « il faut que tu comprennes ». C’est lui qui comprend rien. Il était jamais avec nous, de toutes façons, quand on s’évadait.

Y’a un p’tit garçon qui s’approche du trou. Y regarde ses chaussures et puis sa maman qui lui a lâché la main derrière. Il tient une feuille à la main et il la lance tout au fond. La feuille fait des tourbillons comme celles des arbres du parc et elle vient se poser juste au dessus d’une fleur. Sur la feuille, il y a plein de grosses fleurs aussi. Multicolores. Au stylo feutre, mes préférés. Même que les vrais, les blanches, elles font fausses à côté. Moi aussi j’lui ai fait plein de dessins cet été pour qu’elle les mette dans son cartable demain. Des fleurs que j’ai coloriées sans presque pas dépasser mais c’est pas grave, des poissons qui font des bulles avec des écailles de toutes les couleurs, des éclairs dans le soleil et puis des camions de pompiers. Tout plein de camions de pompiers avec des tuyaux. Pour qu’elle pense à m’en acheter un deuxième pour mon anniversaire. Pasque cui-là, il commence à être un peu cassé.

La maman a pris la main du petit garçon et ils sont tous partis maintenant. Y’a plus que deux messieurs avec une casquette et une pelle et puis bientôt y’a plus que des fleurs sur la terre tellement noire qu’on dirait du chocolat. Y’a plus de fleurs maintenant que de l’autre côté du chemin, et pourtant papa, des fois, il a bien du mal à se trouver une place pour s’asseoir sur la pierre grise. Moi, j’y crois pas à tout çà. Maman elle adore les fleurs mais elle dit toujours qu’il faut pas dormir dans une pièce où il y en a trop.

J’suis retourné m’asseoir sur mon tapis et j’ai encore essayé avec mes tuyaux. J’ai réussi à les mettre ensemble mais y tiennent pas au camion. Ca m’énerve. Mais c’est promis je serai gentil comme ça maman elle va revenir et puis j’y demanderai à Maman de m’en acheter un deuxième pour mon anniversaire. Elle pourra pas me refuser ça. C’est toujours utile, deux camions de pompiers.

Partager cet article
Repost0
4 septembre 2006 1 04 /09 /septembre /2006 23:39

 

Le docteur Bonenfant cherchait dans sa mémoire,
répétant à mi-voix :

«  Un souvenir de Noël ?... Un souvenir de Noël ?... »

 
Et tout à coup, il s'écria :

Mais si, j'en ai un, et un bien étrange encore ; c'est une histoire fantastique. J'ai vu un miracle !  Oui, Mesdames, un miracle, la nuit de Noël.

 
Michel se cala confortablement contre l’un des gros coussins qui avaient été disposés, à même le sol,  entre les bacs colorés remplis d’albums aux couleurs chatoyantes. Il observa à la dérobée le jeune public qui tout à l’heure s’était massé bruyamment devant le grand fauteuil en velours multicolore, avant de s’asseoir en tailleur, peu à peu silencieux, face aux grands yeux faussement sévères de Mademoiselle Jeanne, la fidèle assistante du docteur Bonenfant. Sa sévérité légendaire était pourtant fort compromise en cette froide matinée de décembre. Elle avait fait une apparition très remarquée, en costume vert émeraude rehaussé d’une collerette rouge vermillon et coiffée d’un bonnet à pompon tressautant d’où ressortaient deux gigantesques oreilles taillées en pointe. Il faut avouer pour sa défense qu’un lutin  chargé de faire rétablir le silence manque forcément de crédibilité. Le Docteur Bonenfant avait eu plus de succès en faisant précéder son entrée en scène derrière la porte secrète d’un tintement de cloche hautement évocateur. Et quand la porte s’ouvrit sur son costume rouge et sa barbe blanche, les petits rires étouffés et nerveux se muèrent en bouches rondes de surprise.

 
Il trônait à présent sur le grand fauteuil Arlequin, au centre de l’atelier du Petit Rat Conteur, aménagé dans l’espace jeunesse de la Médiathèque Louis Aragon et venait de s’adresser à ses petites voisines, deux fillettes qui semblaient boire ces paroles, les yeux écarquillés de crainte et de bonheur mêlés :

 
« Oui, Mesdames, un miracle, la nuit de Noël … Car, savez-vous mes enfants, que pour pouvoir réussir l’extraordinaire exploit de distribuer l’ensemble des cadeaux à tous les enfants de la terre en une seule et même nuit, Le Père Noël et ses Lutins s’endorment chaque année, tous blottis les uns contre les autre, pendant une longue sieste de… six mois. Et oui, six mois…Or, cette année-là, il y a trois ans déjà, notre lutin, pourtant émérite Docteur es-Réveilmatin s’était bigrement trompé dans ses calculs. Et tandis que j’ouvris les yeux, je m’aperçu que le soleil de juillet avait pali sous les premiers frimas d’octobre. Imagine, jeune homme, poursuivit-il en s’adressant au voisin de gauche de Michel, le branle-bas de combat qui s’ensuivit…

 
Michel se tourna vers son petit-fils, dont les joues avaient rosies de bonheur quand le Père Noël s’était adressé à lui. Ce gamin, c’était toute sa vie à présent qu’il était veuf. Veuf…Quel terrible mot aux relents administratifs qui cachait tant de souffrances et tant de regrets. Bientôt deux ans déjà qu’il cochait cette case, le cœur serré, tentant chaque fois en vain de se concentrer sur le reste de son état civil. Bientôt deux ans déjà qu’il s’efforçait d’oublier ce terrible réveil du 27 décembre, les gémissements de Caroline à ses côtés, son visage poupin d’une blancheur alarmante, l’arrivée du Samu, la salle d’attente surpeuplée des Urgences, le visage consterné et interrogateur du médecin, la longue litanie des questions : Vous souvenez-vous de son dernier repas ?  N’était-elle pas fatiguée, stressée ces derniers temps ? A-t-elle des allergies connues ?  … Le diagnostic réservé, sa blancheur, la chaleur de la chambre 306, ses cernes rouges autour des yeux, les allées et venues de ses fils et de ses belles-filles, sa voix presque inaudible, les trois nuits passées à son chevet, son souffle rauque, le sommeil qui assomme soudain, son masque de cire au réveil, secondes irréelles où l’esprit embrumé refuse de voir l’inexpliqué, l’inexplicable.

Trois jours, trois jours avaient suffi pour détruire 32 ans de bonheur, ce mille -feuille  complexe, fruit d’une recette mainte fois réinventée pour en préserver la puissance de la saveur originelle. Unique et si volatile.

 
Il sentit le regard appuyé de Baptiste contre son épaule et se ressaisit, faisant taire le cri au fond de sa gorge et détournant ses pensées vers le récit du Docteur Bonenfant  qui poursuivait d’une voix rapide :

 
« Trois mois, trois petits mois pour concevoir, dessiner, dénicher, rassembler, construire, coudre,tricoter, assembler, coller, pointer, peindre, décorer…tous les jouets commandés par tant d’enfants. Sans compter la rédaction de la notice explicative, sans compter la confection du paquet cadeau et les frisottis du frou-frou multicolore, indispensable et souvent plus attendu que le cadeau lui-même…Il nous aurait fallu un miracle, un miracle …ou bien tripler nos effectifs, sauf qu’un lutin, ça ne se trouve pas comme ça, M’sieurs Dames, il faut passer une petite annonce, et tout et tout…Et puis les lutins, ils vivent surtout au plus profond des  bois, et ils ne lisent donc pas souvent le journal…Il n’y a que les papas et les mamans qui ouvrent le journal tous les jours, m’avait alors rétorqué mon fidèle bras droit, Lutti. Et c’est ainsi qu’une idée  germa peu à peu dans le jardin de mes pensées accablées…

 
Trois jours. Trois jours dramatiques qu’il avait cru ne jamais pouvoir dissocier des fêtes de Noël, que sa Caroline, éternelle gamine, chérissait tant justement.

 
Michel examina le costume rouge du docteur Bonenfant. « Pas très réglementaire tout ça, mon bon Docteur », songea t-il, en esquissant un sourire.  Le bas du pantalon en velours rouge n’était pas bordé de blanc et laissait apparaître …une belle paire de baskets blanches ! Il faudrait qu’il en cause un mot au Congrès l’été prochain, on ne pouvait pas cautionner ça !

 
Le Congrès…

Le congrès avait été son miracle, son sursaut,  en plein cœur de l’été qui avait suivi la terrible et subite disparition de Caroline. La vie, dérisoire farce, avait peu à peu repris, en sursis.  Il s’était détourné de ses petits bonheurs d’antan et s’était plus que jamais consacré à son activité professionnelle. Il dirigeait depuis de nombreuses années une petite entreprise industrielle en plein essor et depuis le drame multipliait ses déplacements professionnels durant lesquels l’absence de Caroline semblait moins douloureuse, puisque légitimée par la distance et déjà éprouvée maintes fois auparavant dans ces mêmes circonstances. Cet été-là, il devait se rendre chez l’un de ses plus gros clients Export dont le siège social était basé à Copenhague, afin d’y renégocier les termes d’un contrat qui devait expirer prochainement. Comme chaque fois qu’il se rendait au Danemark, il descendait à l’hôtel Jacobsen de Klabenborg, où il s’était lié d’amitié avec le maître d’hôtel, Hans, un joyeux utopiste qui dirigeait le restaurant trois étoiles y attenant. Les négociations chez son client devaient se dérouler sur deux jours mais il avait choisi de prolonger son séjour au-delà du week-end devant se rendre en Suède le lundi suivant. Dès son arrivée, Hans avait tenté de remédier à  son apathie en lui remémorant leurs longues conversations rituelles, quand, à chacune de ses visites, après son service, ils refaisaient le monde en riant, en anglais, en français, en Franglais parfois, jusqu’à une heure avancée de la nuit, accoudés au bar de la grande salle désertée, dans une semi pénombre propice aux utopies les plus intraduisibles. En vain.  Michel dînait vite et sans plaisir,  échangeait quelques banalités d’usage quand Hans s’approchait da sa table, donnait le change en riant un peu trop fort à ses blagues et jeux de mots habituels, mais quittait le restaurant sitôt son repas terminé, avec un petit signe de la main en direction du maître d’Hôtel, qui le regardait tristement regagner sa chambre, impuissant à redonner l’Appétit à son  lointain ami.

 
Or, un soir, tandis qu’il s’apprêtait à son dîner solitaire et expéditif  dans la grande salle presque déserte en ce début de soirée, un homme, la trentaine environ, alliant assurance et décontraction, s’approchât de sa table et s’adressa à lui en français :

- Bonsoir, excusez-moi d’interrompre votre repas, je me permets de vous aborder sur les conseils de notre ami commun Hans …J’aurais éventuellement un petit service  à vous demander…Puis-je m’asseoir un instant à votre table ?

- Bonsoir, je vous en prie…

- Voilà, je suis terriblement ennuyé de vous demander ce service. Bien sûr, vous n’êtes pas obligé d’accepter…Je devais participer à un congrès international tout près d’ici ce week-end, seul représentant de la délégation française, bien mal en point cette année. Or, j’ai reçu tout à l’heure un appel m’obligeant pour raisons personnelles à rejoindre au plus tôt Paris. Mon intervention se limitait à un seul petit discours mais la présence d’un représentant de notre pays est de la plus haute importance. Or, comme Hans m’a appris que vous étiez français, que vous deviez séjourner ici ce week-end et que,  à priori, vous n’étiez pas homme à redouter les discours en public, j’ai pensé que vous pourriez peut être me remplacer au pied levé…

- Vous remplacer au pied levé…Excusez-moi, quelque chose m’échappe : il ne me semble pas que notre ressemblance soit évidente…

- Oh ça…, répondit le jeune homme en souriant, ce n’est pas bien grave, personne ne vous reconnaîtra, je peux vous l’affirmer.

 
Michel  avait regardé son interlocuteur, vaguement agacé par tant de mystère contenu dans une demande si incongrue.

 
- Un congrès international ? Mais quel congrès, au juste ? Non,  parce qu’attendez, je vous arrête tout de suite, je ne suis pas scientifique pour deux sous, Hans a du vous le dire,  et aussi petit soit votre discours, je ne suis pas vraiment certain que les autres délégations prendront ce tour de passe-passe très au sérieux…

- Oh ! Mais ils ne vous prendront même pas du tout au sérieux ! C’est même le but !

- Mais allez-vous m’expliquer à la fin ! C’est quoi ce congrès ?

- Il s’agit du …

Le jeune homme avait hésité à cet instant précis, tout en balayant la salle du regard, comme pour y chercher un appui, qui se garda bien d’apparaître.

- Il s’agit du  Congrès international des Pères Noël qui se tient tout près d’ici, au parc de loisirs de Bakken …

 
Michel avait pâli, mais choisit  finalement de rester calme devant la politesse exacerbée du jeune homme.

 
Ecoutez, je n’ai ni le cœur, ni le temps de vous écouter davantage. Et si cela ne vous ennuie pas, j’aimerai achever mon repas tranquillement.

Oui, je m’attendais à ce genre de réaction. Je ne cherche pas à vous convaincre, n’ayez crainte, je vous dois juste une petite explication, si vous me le permettez…Je serais bref…

Allez-y ! Au point où nous en sommes, avait soupiré Michel, écartant distraitement son assiette dont il avait à peine touché le contenu.

Le congrès des Pères Noël est une institution tout ce qu’il y a de plus sérieux dans la fantaisie. Il a lieu depuis plus de quarante ans et réunit chaque année une centaine de Pères Noël environ venus d’un peu plus de dix pays. Le programme de cette année est très serré : Concours d’escalade de cheminées, courses avec hotte ne dépassant toutefois pas le Poids Total Maximum Autorisé par l’Inter syndicat international des Pères –Noël, concours de contes de Noël  (ma spécialité) et revendications diverses en vue d’améliorer nos conditions de travail, revendications pouvant toutefois nous mener fort tard dans la nuit tant celles-ci prêtent à polémique cette année. Voyez plutôt : Les délégations allemandes et italiennes souhaitent harmoniser la taille des cheminées dans les 25 pays de l’Union Européenne tandis que les anglais (ah ces anglais !) souhaitent que la taille de ces dernières soient exprimées en pouce ! De plus, j’ai eu ouï dire que certaines délégations souhaiteraient instaurer un second Noël, le 24 juillet, pour l’hémisphère sud, ceci afin de lisser leur surcharge de travail et de leur ôter du stress…Je pense que cette dernière revendication ne va être bien perçu par les plus pratiquants d’entre nous, mais bon, cela reste à voir…Et puis bien sûr, c’est le moment le plus fort de l’année pour recueillir les dons de nos admirateurs  pour les enfants les plus défavorisés. Bien entendu, nous ne battons pas le Téléthon mais les sommes obtenues les années précédentes étaient souvent assez rondelette.  Enfin, voilà en quelques mots, dit-il d’une traite, sans se départir de son sérieux, je ne vous ennuierai pas plus longtemps, Monsieur, je comprends votre réaction, je trouverai une autre solution, voilà tout. Je vous souhaite une bonne soirée, ajouta t’il en se levant, si vous changez d’avis, toutefois, je suis chambre 306…

 
Quand Michel eut regagné sa chambre un peu plus tard ce soir là, il se surprit à sourire en songeant aux propos de son jeune compatriote. Caroline aurait bondi de joie à l’écoute de pareilles facéties. Il se coucha plus tôt qu’à l’accoutumée, incapable de se concentrer sur les tableaux de chiffres qu’il avait pris l’habitude de triturer en tous sens chaque soir jusqu’à épuisement  depuis quelques mois. Il se réveilla en sursaut en plein cœur de la nuit, à l’issu d’un cauchemar où son corps, d’une densité extrême, semblait happé par un océan de chiffres qui allaient se fracasser par vagues sur une porte close. Les yeux grands ouverts dans l’obscurité, il laissa son corps s’apaiser et sentit peu à peu ses nerfs se relâcher tandis que mûrissait  lentement, très lentement, la décision la plus futile de sa longue carrière de décideur.

Au petit matin, porté par le souvenir des yeux espiègles de Caroline, il franchissait la porte tant redoutée et disparaissait quelques minutes plus tard sous son premier costume réglementaire.

 
Michel souriait avec béatitude en songeant à son petit secret farouchement protégé tandis que le Docteur Bonenfant achevait son récit : «…et c’est ainsi que cette année-là je fis paraître dans la presse locale le lendemain de Noël un long article de remerciement à l’attention de tous les parents- Noël qui avaient collaboré exceptionnellement au succès de ma longue tournée…Voilà, mes amis, je vous laisse, je suis débordé ! Je vous invite à vous ruer sur le grand panier de chocolats de Mademoiselle Jeanne et je vous raconterai la prochaine fois l’extraordinaire aventure qui en découla l’année suivante : Le Congrès des Pères Noël, ajouta t-il avec un clin d’œil en direction de Michel.

Partager cet article
Repost0
27 août 2006 7 27 /08 /août /2006 21:28

-          Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs…

« Tiens ! Une chauve souris ! »

Ca m’est venu du tac au tac. Comme la fin d’une réplique célèbre ou d’un bon slogan publicitaire. C’est selon. Chacun ses références. Les miennes ne sont ni l’une, ni l’autre. Simplement le fruit d’un souvenir de circonstance, issu de l’herbier familial des bons mots. Ceux qui font rire un temps puis qu’on oublie, qu’on croit oublier. Jusqu’à. Ca m’est venu du tac au tac. En pensée. En silence. A mi-voix. Enfin j’espère. Je sens sur moi des regards étonnés, amusés. Profil bas. Je baisse les yeux pour accrocher un sourire noué aux lacets de mes chaussures et je plonge dans l’abîme de ce vieux souvenir d’enfance, avec la légèreté de mes quinze ans d’alors. C’’est sûrement l’âge que j’avais quand je les ai visitées, ces fameuses grottes. L’âge bête, celui des fous rires contenus avec ma frangine. Mais, allez contenir un fou rire dans une grotte ! Surtout qu’il n’y avait pas foule ce jour là, pour absorber l’écho. C’était surtout ça d’ailleurs qui nous avait fait rire comme des baleines. Un dimanche en famille, à Saulges, en Mayenne. Quand le guide s’était pointé, on commençait sérieusement à se demander si la visite aurait bien lieu, vu que personne n’était venu grossir nos rangs devant l’entrée de la roche, depuis un bon moment déjà qu’on poireautait tous les quatre. Et puis si finalement ! Un jeune étudiant fraîchement débarqué de son campus pour la saison estivale s’était présenté devant nous. Beau brun au regard ténébreux… Enfin, il pouvait tout aussi bien être boutonneux. La vérité, c’est que je ne m’en souviens plus du tout aujourd’hui, et peu importe en fait. Ce qui m’avait marqué en revanche, c’était son brusque changement de comportement dès qu’il avait endossé son costume de guide. Jusqu’alors désinvolte et gai tandis qu’il nous guidait à la faible lueur de sa lampe torche tout au long des étroits couloirs rocheux, il s’était figé, raide et droit comme une stalagmite, sitôt arrivé dans la première cavité. Puis s’était raclé deux fois la gorge avant de déclamer d’un ton très solennel : « Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs… ». A cet instant précis, un petit bruit avait froissé l’air juste au dessus de nos têtes, ce genre de bruit amplifié par l’écho, prompt à vous glacer le sang à la faveur de l’obscurité et du confinement souterrain. On s’était alors regardés tous les quatre, un bref instant interloqués, tandis que notre jeune guide, imperturbable lui, poursuivait à notre attention sa leçon de choses trop bien apprise, d’une voix mécanique un bref instant teintée de candeur : « Tiens ! Une chauve souris ».

La femme qui vient juste de s’adresser au petit groupe réfugié à l’ombre des marronniers (puisque ce sont des marronniers donc, appelons un chat un chat) frise la quarantaine. Elle est petite, ses cheveux sont longs et épais, bruns veinés de blanc,  presque jolie si sa bouche n’était pas aussi grande et disgracieuse. Avant même de l’entendre, on la vu de loin faire de grands gestes, comme pour rassembler son troupeau. Elle a près de quinze minutes d’avance par rapport à l’horaire qu’on nous a indiqué à l’accueil et semble peu disposée à attendre les éventuels retardataires à l’autre bout des jardins. Elle nous entasse devant l’entrée du château et se hâte de refermer la chaîne métallique derrière elle. Puis elle se retourne et jauge le groupe avec des petits yeux vifs, stressés, ces yeux des femmes d’affaire entre deux réunions. Je sais de quoi je parle, j’ai des années d’expérience derrière moi et une palette d’expressions faciales infinies pour décourager les importuns.

Et moi qui suis venue là pour déstresser justement !

Quand j’avais été muté en province chez Valériane SAS, le grand boss m’avait dit : « Ne vous inquiétez pas, Eliane, c’est l’affaire de deux ou trois ans,  pas plus, juste le temps de redresser les comptes, et après, come back to the Capitale, promis ! » Sauf que les comptes, je les avais si bien redressés que le directeur du site s’était fait débarqué au bout de quelques mois. Ca s’appelle prendre du galon, ma p’tite Dame, et ça, ça ne se refuse pas, tout de même. Allez patience, encore quelques années et je tire ma révérence pour vous laisser la place. Mais allez tirer votre révérence quand vous avez tout Paris à vos pieds, en haut d’une tour, juste en face de la Tour Eiffel. Difficile de courber l’échine jusqu’au bouton de l’ascenseur qui vous ramène en bas. Alors on tire sur l’ouvrage, on le peaufine, on découd quelques trimestres de retraite à la lueur des bougies de la Saint Sylvestre, façon Pénélope attendant Ulysse. Et hop, c’est reparti pour un an ! Et moi dans tout ça, eh bien, je patientais, Pénélope également, à ma façon, remettant jours après jours, années après années, mon retour programmé à Paris. Et comme mon coin de province n’était pas si loin de la Capitale (moins de deux heures en TGV, une peccadille pour les parisiens), cela n’aidait guère pour l’insertion locale : Un appart que je continuais à rembourser une fortune dans le 16e et une maison que je louais à bas prix en province, des amis de plus en plus rares sur Paris et des collègues en province de moins en moins disposés à adopter un éternel pigeon voyageur qui ne montrait que trop bien sa réticence à se laisser approcher par les colombophiles du cru. Des week-ends d’expatriée et des semaines d’expatriée. Bref, très inconfortable cette situation. Ca s’appelle vulgairement avoir le cul entre deux chaises, et ces derniers temps, ça commençait sérieusement à me fatiguer toutes ces tergiversations, toutes ces valises à refaire à peine défaites et surtout toute cette solitude que je trimbalais inlassablement dans la liesse et la tristesse des trains de fin de semaine. Un jour, particulièrement épuisée par une semaine déjà passablement remplie de déplacements divers, j’avais fait annuler mon billet du vendredi soir et étais restée sur place tout le week-end, juste pour voir. Voir quoi, je ne sais pas, puisque j’avais passé les deux jours suivants à sauter d’une couche à une autre, lit, canapé, hamac, avec pour seul fait d’arme la lourde tâche de transporter dans ces déplacements triangulaires un petit livre de poche, pas mécontent pour une fois, de ne pas être corné ou oublié dans le TGV. Au lendemain de ce week-end d’alanguissement extrême, je perçu, oh très brièvement, ce délicieux sentiment de dépaysement que l’on trimbale en soi au retour d’un lointain séjour. Alors, je remis ça. Un week-end par mois au début, puis de plus en plus souvent. Mais à ce régime là, au bout de quelques temps, la fatigue, frottée au farniente, s’estompe et laisse peu à peu apparaître en filigrane l’insidieuse esquisse de l’ennui. Et c’est en cherchant à ralentir l’action du révélateur que j’étais tombée par hasard sur le HIC.

Le HIC, c’est la feuille de choux locale, journal gratuit d’annonces immobilières and co agrémenté de quelques brèves éparpillées qui présentent les rares sorties culturelles du coin. C’est le genre de journaux que vous conservez pour éplucher les légumes ou en prévision d’un futur déménagement. Deux variantes au choix : la sédentaire et la nomade. Moi, bien sûr, vous l’aurez deviné, c’est dans la deuxième catégorie que je me classe : les soupes faites maison, connais pas. Célibataire endurcie, je suis la cible privilégiée des marketeux de la portion individuelle. Le HIC, que je trouve  chaque mardi dans ma boite aux lettres, enserrée au creux d’un rouleau de papiers glacés, nouveau volumen des temps modernes, s’en va donc illico presto rejoindre ses petits frères, dans le placard sous l’évier, en prévision du jour où il connaîtra un destin insoupçonné de globe trotter vers la capitale, enserré cette fois-ci autour de ma maigre vaisselle. Mais c’est bien connu, ce genre de placard n’est pas extensible. Ce qui m’oblige fréquemment à en réduire la pile par le bas pour mieux l’augmenter par le haut. Ne me demandez pas pourquoi je ne fais pas le contraire : vieux réflexe professionnel de veille informative.  Et chaque fois que je fais ce geste, la mort dans l’âme, tous les deux ou trois mois, je ne peux m’empêcher d’en parcourir les dates, histoire de bien enfoncer le couteau dans la plaie. Oh languissante destinée ! Pénélope, vous dis-je, version moderne, qui tisse inlassablement sa toile de papier en attendant que son homme à l’unique tour prenne le large.

Or hier, à la veille d’un long week-end provincial, tandis qu’au grain du papier journal, je mesurais le sablier du temps, je saisis au vol une poignée de mots à la une d’un numéro de dessus de pile :

Exposition « Voyages des thés » jusqu’au 25 juin au château de Peinhouët. Info au …ou www.peinhouet.com

En bonne internaute expérimentée, je fonçai aussi sec jeter un coup d’œil sur le site :

Du mystère de ses origines à sa conquête universelle, l’exposition évoque la culture du thé, sa fabrication, son rôle social, ses vertus gastronomiques et thérapeutiques. Objets rituels des 5 continents, plantes de thé, projections d’images et dégustations de thés illustrent ce monde fascinant et comblent les 5 sens.

Alléchant ! De quoi satisfaire ma curiosité croissante pour ce breuvage aux mille vertus.

Ma passion pour le thé est assez récente mais je ne jure plus que par cette boisson, à tel point que ma cafetière prend la poussière et le marc, que le café que j’offre encore à mes convives est de plus en plus mal dosé et qu’à chaque fois que je me lance dans cette opération risquée – impossible de se passer de cafetière en France, essayez donc de ne pas en  proposer en fin de repas ! - je dois d’abord ôter en douce le filtre brun tout sec de la précédente utilisation antédiluvienne et rincer abondamment la verseuse aux traces douteuses.  Aucun risque d’une telle négligence pour ma toute jeune collection de théières. Car si je fais une consommation- limite abusive –du contenu, je voue une admiration presque supérieure pour le contenant, pour lequel tout est prétexte à un nouvel achat pulsion : prix modique pour celle-ci en terre cuite, joli minois de melon pour celle-là en fonte brune, format familial indispensable en verre ou baroudeuse en email incassable qui chaque jour me toise, pleine de morgue, sur mon homme debout, faute de voyage inaugural.  Il fut un temps où je pris brièvement l’habitude d’en trimbaler une petite, mi verre, mi plastique, à l’occasion de mes courts séjours professionnels, avant de la perdre – l’habitude, pas la théière –de mauvaise grâce, au risque de me coller à jamais l’étiquette de vieille fille aux manies anglo-saxonnes. Les vieux clichés ont la peau dure.

Oui, alléchant, jusqu’à l’entrée en scène du guide…

Peinhouët est une petite bourgade située à une vingtaine de kilomètre d’ici. Son château est une curiosité locale, louée pour ses jardins magnifiques,  qui connu jadis son heure de gloire du temps de ses célèbres « sons et lumières ». Je me souviens d’un temps où son imposante bâtisse était placardée sur les murs des couloirs du métro.  C’est vous dire ! Un vrai gage de sérieux quand la province conquiert la capitale. !  C’était un temps béni où j’ignorais qu’un jour mes pas en fouleraient  le sol pour tuer l’ennui d’un long week-end du mois de juin.

Pas difficile de trouver le château à Peinhouët, il n’y a que ça, à Peinhouët. En revanche, débusquer sa porte d’entrée est une toute autre affaire. Je fais deux fois le tour des tours  sur de vieux pavés irréguliers qui claquent le long de ma colonne vertébrale avant d’apercevoir, presque par inadvertance, une petite porte dérobée signalée par un timide « entrée du château ».

A l’accueil, une femme au téléphone me fait signe d’attendre. Comme d’habitude, l’accueil offre un petit coin boutique : bols château de Peinhouët., mugs château de Peinhouët, assiettes château de Peinhouët, gourmandises de terroirs (vendues trois fois plus chères que dans les supermarchés qui les commercialisent) et confitures maison. La femme termine son entretien par un : « désolée, je ne peux pas joindre Madame la Comtesse, elle visite ses potagers ». On se croirait à la Cour de Louis XIV…Il semble que ce château soit habité. J’annonce le but de ma visite – l’exposition sur le thé – et elle me tend la formule complète : visite des Jardins et du Château et trois quatre brochures illustrées. La visite guidée commence à 15h30, là, juste devant, en attendant vous pouvez vous promener dans les jardins. A ce moment-là, je commence vaguement à sentir le piège : l’exposition implique une visite guidée obligatoire du château. C’est déjà nettement moins alléchant tout à coup. J’ai horreur des visites guidées ! Au fond de moi demeure toutefois l’espoir que l’exposition occupe une pièce isolée du château, ce qui pourrait me permettre d’y vaquer à loisir, sans suivre le reste de la troupe.

Je m’assois sur un banc ombragé et parcours rapidement les premières lignes de la notice historique, tandis qu’une famille enjouée (père, mère et deux adolescentes, un peu la mienne, tiens, du temps de Saulges) me dépasse le nez au vent. On reconnaît les intuitifs et les littéraires. On ne va pas me refaire à mon âge, et puis la solitude aimante les regards : plus facile de se faire oublier sur un banc derrière une feuille de papier.

Les origines du château remontent au Xème siècle. Vaste quadrilatère flanqué de six tours et d’un éperon défensif, la forteresse fut édifiée sur la rive du Loir, aux frontières de l’Anjou.

 

J’ai beau me déhancher, je n’en vois que quatre, de tours. A du en perdre deux dans la bagarre…Suit un rappel historique, avec les mots Moyen Age, Renaissance italienne et Renaissance française en gras dans le texte, que je lis en diagonale. Tant qu’à faire, autant attendre le guide tout à l’heure, ce sera plus vivant et, espérons le, ponctué d’anecdotes. Je me lève et contourne le Château pour descendre vers les Jardins. La demeure de type Renaissance compte quelques belles fenêtres à meneaux, richement sculptées. J’adore les fenêtres à Meneaux…

Les jardins, en effet, sont magnifiques. Ils accueillent chaque année en juin, peut-on lire en gras tout en haut, le week-end des jardiniers, bien connu des amateurs de potagers et plantes rares. On traverse tout d’abord un jardin près d’anciennes fortifications. On dirait un petit jardin de prieuré, souligné par des haies d’ifs et prolongé par un labyrinthe de buis en pointe. Puis on descend par un étroit escalier de pierre et on gagne de vastes jardins de facture plus classique que la rivière sépare des champs cultivés, propriété du château également, dixit le papier. C’est fou ça, peux pas faire une visite à l’œil nu. Il faut absolument que je le chausse de papier. La preuve, sans lui, je loupais tout au bout le petit jardin de vivaces et son kiosque chinois qui s’avance sur le Loir. Etonnant ce kiosque dans un environnement si classique. Me fait penser au thé…Tiens ! Ma fois, et si Monsieur et Madame la comtesse avaient des accointances orientales ? Je fais mon Sherlock Holmes, faut bien tuer le temps, je ne sais même plus ce que je suis venue faire ici. Ah si ! Le thé et sa petite dégustation. Le chemin s’engage ensuite sous de grands arbres - je vérifie : des hêtres pourpres- longe la grille du Potager privé et de l’Orangeraie – quand je parlais de Louis XIV, tout à l’heure… - et revient vers le château, en passant devant les écuries et le grenier à blé.

Sur la notice, je peux lire :

Derrière l’allée de marronniers (Ah tiens c’est plus des hêtres, ça) se cache l’immense bâtiment des communs construit à la Renaissance. Au rez-de-chaussée, les écuries sont encore en fonction, tandis que le grenier à  blé à l’admirable charpente est utilisé comme salle d’exposition.

Et bé, c’est là qu’ils auraient du la faire leur expo, ça m’aurait éviter la visite du château…Je déniche le petit panneau « grenier à blé » (décidément pas forts en signalétique à Peinhouët) et m’engage dans l’étroit escalier. Les marches en pierre sont rafistolées avec du ciment imitation pierre et les murs affichent fièrement leur peinture écaillée couleur blanc cassé tuffeau. N’ont pas du avoir de subventions ces châtelains–là, ou pas de contrôle. En revanche, peux pas dire le contraire : « la charpente est admirable ». Je trouve même le mot un peu faible. J’aurai écrit « véritable œuvre d’art » tant ses  mikados  de bois sont harmonieux, supportant une vaste et haute salle, en pierre apparente authentique (pas de rafistolage, cette fois) élégamment éclairée par des fenêtres en œil de bœuf qui diffusent des rais de lumière horizontaux. Difficile d’imaginer que cette pièce eut pu un jour regorger de blé. Tout aussi difficile d’imaginer que les écuries, en contrebas, soient encore en fonction : pas un brin de paille, nul âme équestre sinon un drôle de canasson mécanique à deux roues sagement parqué dans un box. A défaut de purin, il y fleure cependant un doux parfum d’antan. Au dessus des boxes en chêne, on peut encore y lire les noms de ses hôtes illustres : Picotin, Haut de Forme…dont les longes, jadis, s’enroulaient autour des crochets en forme de tête de cheval situés de part et d’autre de la porte extérieure. En quittant les écuries, c’est encore par le plus grand des hasards que je découvre, de l’autre côté du bâtiment, une réserve à calèches. Et là, notez, c’est de l’intuition féminine parce que ce n’était même pas noté sur ma petite notice ! De fait, loin des badauds qui flânent dans les allées ombragées, je suis bel et bien seule devant la porte entrouverte d’une ancienne étable où s’entassent pêle-mêle calèches et chaises à porteurs multicolores. C’est un peu kitch mais ça me fait sourire. J’imagine un défilé dans les rues de Peinhouët, du temps de Picotin et de Haut de Forme. Et puis, il faut bien l’avouer, on a tous un petit penchant pour le voyeurisme, les sentiers écartés, les passages secrets, les off des notices historiques.

Je consulte mon téléphone portable qui me sert de montre. Il reste près de quinze minutes avant le début de la visite guidée mais déjà un groupe, las des jardins – et de son astre accablant surtout- patiente sagement devant l’entrée du château, à l’ombre des marronniers, donc. J’y aperçois ma petite famille sympathique de tout à l’heure. Ca me rassure, je ne sais pas trop pourquoi. Curieux besoin de repères familiaux…

En revenant sur mes pas, je découvre une petite pancarte, cachée comme il se doit, à Peinhouët : - > Calèches.

Le charme est rompu…

« Mesdames,  Mesdemoiselles, Messieurs… »

 La guide s’adresse à nous, avec sa bouche disgracieuse, trop grande à force d’articuler. En français et en anglais avec les R bien roulés du coin. « C’est énorme », murmure en pouffant l’une des deux adolescentes à l’oreille de sa frangine. Tout en torturant sa bouche, elle collecte les billets (« individuels ou par famille, single orrrr by family »), les enfourne dans sa poche d’où elle sort un énorme trousseau de clés. En quelques phrases, le ton est donné. Rapides et saccadées comme le rythme de la visite que je vais devoir supporter pendant une heure. (Enfin, un peu moins, si j’en juge par ces quelques minutes grignotées sur l’horaire convenu), récitées, balisées, maintes fois répétées en début de chaîne de visite. Elle énumère son cahier des charges, dicté par les maîtres des lieux, Madame et Monsieur, Comte de Peinhouët : château habité, ne rien toucher, pièces fermées à clé, discours, temps libre (« I will let you have a look at. ») et réponse aux questions. Quant à l’exposition sur le thé : Eh bien, je vous le donne en mille, elle jalonne les pièces du château. Ca promet…Adieu flânerie !

La chaîne est tirée derrière moi, peux pas partir en douce, regrette déjà mon livre de poche abandonné sur mon hamac. Mais qu’est ce qui m’a pris de vouloir tuer l’ennui par l’ennui ?

Nous entrons dans un grand vestibule encombré : Au mur, des tapisseries poussiéreuses et des tableaux d’ancêtres guindés, au sol un bric à brac de mobiliers d’époques diverses, avec un s vu le côté hétéroclite de l’ensemble, qui cohabitent (temporairement, précise la guide, que ça a plutôt l’air de gêner, cette expo) avec des corbeilles en osier remplies de thé, quelques éléments de décor chinois (chinés chez Pier Import) et des panneaux d’exposition verticaux. Certains se précipitent vers les corbeilles, saisissent une pleine poignée de thé (c’est marqué « servez-vous ») qu’ils portent discrètement à leur nez dans le creux de leurs mains. Avec la chaleur qu’il fait dehors et les mains moites, il doit être anesthésié ce thé… Mais bon… D’autres, sagement, écoutent avec application la récitation de notre guide qui nous conte les frasques de la famille de Peinhouët à travers les siècles. Moi, j’ai déjà abandonné et tente tant bien que mal de me concentrer sur la lecture des panneaux, aussi soporifiques que la voix monocorde du guide derrière moi. Un comble pour ce breuvage aux mille vertus telles qu’elles sont décrites plus loin :

Activer la circulation du sang dans toutes les parties du corps.

Stimuler la pensée claire et la vivacité d'esprit.

Empêcher la carie dentaire.

Avoir un effet purificateur et fortifiant sur la peau, ce qui aide à garder un air de jeunesse.
 Faire du bien aux yeux et les rendre brillants.

Diminuer la sécrétion de mucosités pernicieuses.

Chasser la fatigue ou les crises de dépression en remontant le moral et en procurant un sentiment général de bien-être…

 Vivement la dégustation : chassera peut être mon envie de dormir.

En attendant, c’est le bruit des clés qui me réveille. La guide fait sonner son trousseau en se tenant dans l’embrasure de la porte suivante. Manière de démentir en douceur son « prenez votre temps » aux derniers retardataires qui n’ont même pas pu lire le quart du huitième du premier panneau consacré aux citations célèbres sur le thé.

 

Nous pénétrons dans un petit salon, faiblement éclairé par trois fenêtres basses et tout aussi encombré que le vestibule. Les lieux sont habités à l’année par Monsieur et Madame La Comtesse  et leur quatre rejetons, deux filles, deux garçons, (vive la parité aristocratique)  dont on aperçoit la frimousse sur un tableau (au même titre que leurs ancêtres).Mais la guide s’empresse de préciser qu’ils sont maintenant de jeunes et fringants étudiants et qu’ils ne rentrent que le week-end. Difficile de les imaginer en cité U la semaine, revenant au château le week-end pour laver leur linge sale. Comment peut-on mener une telle vie, dans un environnement si anachronique, rythmé par le bal des servants qui viennent ravitailler les cheminées et celui des visites express le week-end (qui mettent du beurre dans les épinards tout de même). La pièce sent le renfermé : mélange de thé et de feu de bois refroidi. Pas de corbeille ici mais une collection de théière du plus joli effet (en forme de ballon de foot ou de fer à repasser) et un cortège de produits dérivés : sachets de thé (original !), bouteilles de thé glacé et produits cosmétiques à base de thé vert. La guide poursuit, imperturbable, la revue des murs est, ouest, nord, sud. On s’y perd ! Surtout moi et mon légendaire sens de l’orientation ! Heureusement, elle nous fait le coup du GPS manuel. Ses mains tendues sont là pour nous aider, à faire semblant de se tourner du bon côté pour écouter l’histoire de la tapisserie planquée pendant la révolution ou celle du petit tableau à droite de la cheminée. Je ne sais pas si vous avez remarqué, y’en a toujours un dans ce genre de réunion pour dégotter le plus petit détail omis du guide : En l’occurrence, un petit tableau, tout en bas, planqué sous la vieille commode Louis XVI. Et là vous maudissez le pointilliste comme jadis votre père vous avait maudit lors de la visite du château de Chenonceau, tandis pour la cinquième fois vous l’entraîniez dans la chambre de Gabrielle d’Estrées. La guide se trouble, théoriquement je ne suis pas censée vous en parler… on m’a demandé de l’éviter… comme on a du le déplacer par manque de place, à cause de l’exposition…Mais puisque c’est vous…J’entends à nouveau la jeune adolescente glousser à l’oreille de sa sœur : « C’est énorme ! ». C’est énorme en effet, tant de raideur, tant de conformisme dans un métier si noble : un vrai gâchis, du travail à la chaîne…Elle retrouve ses marques un peu plus loin pour nous décrire la photo de mariage de Monsieur et Madame, en 1984 tandis que j’entends derrière moi « La même année que nous,  oh ! dit donc ils sont jeunes ». Bin oui, on se représente toujours l’aristocratie en âge mur…Elle poursuit en présentant les invités de marque en photo près des mariés : La reine Elizabeth d’Angleterre, Valérie Giscard D’Estaing…qui disparaît mystérieusement dans sa traduction en anglais : sûrement pas assez connu de l’autre côté de la Manche ou peur d’être obligé de répéter un nom si difficilement anglophonisable. (Avec des R roulés en plus, infaisable)

 

Quant à l’exposition sur le thé, autant dire qu’elle est passée aux oubliettes…M’en désintéresse complètement. La médiocrité de notre guide me ramène à ma propre vie : une vie d’attente, une vie provisoire, une vie soumise au bon vouloir d’un autre. Je sens monter en moi une colère : vis la ta visite bon sang, affirme toi, fais nous vibrer ! Qui suis-je pour lui crier ainsi en silence d’oser, moi qui végète depuis tant d’années ?

Nous voilà en train de descendre un étroit escalier qui nous mène vers les cuisines…Ca sent la fin, yes ! La cuisine est immense et dispose d’un vieux et ingénieux système hydraulique qui permet d’utiliser l’eau de la rivière et d’en rejeter la vapeur par des tuyaux sous terre. C’est presque intéressant tout ça mais j’ai tellement envie d’en finir que j’écoute à peine, les yeux braqués vers la porte de sortie. Elle nous laisse vaquer à loisirs parmi les casseroles et les confituriers en cuivre où chaque année sont confectionnées les confitures en vente à l’accueil. (Ah ! a pu le placer…). Redresse une chaise déplacée d’un demi millimètre, à l’affût du moindre mouvement de son bétail. Puis elle nous fait un dernier petit speech près d’une coupelle « Pensez au guide » qui reste désespérément vide avant de nous libérer dans les douves sèches avec un « je vous ai laissé plus de temps parce que c’était vous… ». Enorme…

En quittant le groupe, je n’ai qu’une envie : m’éloigner du château au plus vite. Mais mon éternel sens de l’orientation me fait encore défaut et me voilà partie à nouveau dans les jardins. Je songe soudain que la dégustation n’a pas eu lieu et je me sens plus déprimée que jamais. Pénélope s’ennuie, Pénélope étouffe dans ce petit coin de terre. Pénélope a une foule de courtisans autour d’elle, dans son petit carnet de bal professionnel. Qu’attend-elle pour quitter Valériane ? Qu’attend-elle pour faire voyager le HIC autour de sa vaisselle ? Une autre année d’ennui ? Une autre année d’expatriée à attendre, au bon vouloir du départ d’Ulysse. C’est décidé : je quitte l’île !

Tandis que je m’approche de l’accueil, je vois notre guide rassembler son nouveau troupeau derrière la chaîne métallique qu’elle s’empresse de refermer derrière elle. Elle a près quinze minutes d’avance. Je l’entends prononcer «  Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs… »

Qui viendra teinter de candeur son beau discours stéréotypé ? C’est rare les chauves souris de nos jours dans les châteaux. Surtout quand ils sont habités …

 

Si vous  voulez voir un guide passionnant, passionné ( lui ! ) , allez faire un tour du  côté  de  Bordeaux  et  cliquer  sur sortir  suivez le guide 

Partager cet article
Repost0
27 juin 2006 2 27 /06 /juin /2006 21:34


Il n’a pas bougé depuis le matin, depuis que je l’ai quitté, sans réponse à mon « à tout à l’heure » lancé tandis que je refermais la porte derrière moi.

Il est un peu plus de treize heures et sur ma journée de travail terminée s’ouvre la perspective d’un week-end morose, comme tous ceux qui l'ont précédé depuis quelques semaines.

Il n’a pas bougé depuis le matin, l’œil rivé à l’écran tressautant de son ordinateur portable posé comme un intrus sur la vieille table en chêne de la salle à manger.

Il n’a pas bougé et ne tourne pas d’avantage la tête à mon irruption dans la pièce.

Je soupire.

Je dépose mon panier sur le plan de travail de la cuisine.

-  Tu as mangé ?

 -  Mmmm …vite fait…

 -  Tu m’as préparé quelque chose ?

 -  Hein ? …Non, j’avais oublié que tu finissais à midi.

Comme tous les vendredis…

Avant, longtemps, au temps révolu de la passion, jamais il n’aurait oublié ce genre de … Mmmm… détails…

-  Tu es sorti acheter ce que je t’avais demandé ?

 -   Mmmm… Hein ?  Quoi ?

 - Du blé pour les souris...Bon sang, ça fait trois jours que je te demande de faire quelque chose...De toutes façons, tu ne fais plus rien dans cette maison...Tout est commencé, rien est fini...Y’en a marre de cette baraque...Si j’comprends bien, j’ai bien fait d’en prendre...

  - Mmmm…si tu crois que j’ai que ça à faire…

Il daigne lever la tête pour me jeter cette dernière réplique, d’un ton irrité et méprisant. Je fixe longuement ses yeux, vides de toute lumière, hormis le reflet de celle de son écran plat…Ces yeux jadis rieurs que j’ai tant aimés, qui m’ont tant caressé, et qui ne sont plus qu’ennui, inquiétude, et surtout, à tout instant, mépris à mon égard, bien qu’il s’en défende.

Je sais que ses affaires ne marchent pas très bien, je sais qu’en parallèle il s’est remis, sans succès jusqu’à présent, à la recherche d’un emploi, je sais aussi que les comprimés qu’il prend depuis ses récents problèmes cardiaques l‘irritent.

Je sens surtout que ma présence l’indispose de plus en plus, mais ça, je ne sais pas pourquoi. M’aime t-il encore ? Et moi ? S’aime t-on encore quand on commence à trop y penser ?

Ce dernier regard méprisant m’a définitivement coupé l’appétit. Je propose :

- Tu veux un café ?

 - Mmmm…pourquoi pas…

Si loin nos pauses café d’amoureux, éblouis devant le spectacle antique de la cafetière Cona…

Tandis qu’un breuvage noir trop corsé tombe avec lourdeur au fond du récipient en verre de notre cafetière électrique, tandis que son puissant parfum me retourne l’estomac, j’entreprends de ranger mon panier de courses.

Je saisis la boite en carton. Couleurs criardes : rouge, vert, jaune. Dessin naïf : Une grosse souris et un petit mulot, les pattes recroquevillées à hauteur de museau. «Cette nouvelle formule contient du Bitrex ® un additif très amer destiné à réduire le risque d’absorption accidentelle par l’homme…Les souris meurent au bout de cinq ou six jours » 

Je risque un rapide coup d’œil vers la salle à manger ; il n'a  pas bougé…

Et pourquoi pas ?

Un additif amer dans un café amer…Tant qu’à supporter son irritation, autant en connaître la cause …Une petite brûlure d’estomac contre toutes ses méprisantes flammèches, un petit secret ironique contre tout ce qu’il doit me cacher, peut être…

Je lui dépose la tasse brûlante à coté de sa souris.

Pas de merci, rien.

Tandis que je reviens vers la cuisine, j’entends mon téléphone portable émettre deux petits bips. Au même instant, je perçois comme un râle venant de la salle à manger, suivi d’un petit bruit que ma maladresse ne connaît que trop : le bruit de la céramique qui se brise (à ne pas confondre avec celui du verre qui explose).

Un peu perplexe, un peu inquiète, je reviens vers la salle à manger. Ce n’est quand même pas …? Non, pas déjà !

Il n’a pas bougé, mais sa tête repose à présent près de la souris, les yeux convulsés…Je m’approche de lui, il respire encore, faiblement.

Sur l’écran de son ordinateur, un message, constellé de gouttes brunâtres :

Mon amour, je ne peux plus vivre comme ça…Je n’en peux plus d’attendre…Tu n’as pas le courage de briser une famille, dis-tu, alors ce courage, je l’ai pour toi. Je viens d’envoyer un texto à ta femme…Elle passe son temps dans les livres, me dis-tu, alors elle comprendra peut être mieux mes mots que tes dérisoires illusions…

Il n’a pas bougé, il respire encore faiblement …

Je retourne dans la cuisine et finis calmement mon café, tandis que près de la fenêtre une petite ombre grise et filiforme se faufile derrière mon panier en osier.

Partager cet article
Repost0
27 avril 2006 4 27 /04 /avril /2006 23:21
Photo Sylvie Percheron

Il est un peu plus de minuit, la fête bat son plein, ce soir dans la clairière cernée par la forêt. Des couples enflammés de désirs s’éloignent dans l’obscurité. Et moi, je reste là, tout seul, assis sur une vieille chaise bancale à l’état brut, insensible à la musique et aux rires qui fusent de toutes parts, coupé du reste du monde par mon désir de toi.

Non,  je ne viendrai pas vers toi, je ne te ferai pas ce plaisir. Je te vois déjà, avec ton air narquois, tendue, offerte, devant l’évidence de mon désir de te prendre par la taille et de poser mes lèvres sur toi.

Je te regarde parmi les arbres que les ténèbres avalent ou dévoilent au gré du stroboscope qui oscille.

Je te regarde papillonner de ci, de là, autour de tous tes courtisans que tu aguiches, rouge de plaisir.

Si tu savais comme ils t’ignorent superbement, ma pauvre Garance. Ils t’accueillent avec effusion, te caressent un peu distraitement, puis poursuivent leurs conversations sans même un regard pour toi.

Mais tu repars, sûre de ton pouvoir de séduction, et tu réapparais plus loin, près de la piste improvisée sur un lit d’aiguilles de pins…Ah ! tiens !…je savoure ma victoire…On te repousse, on te demande un peu de retenue, un peu de respect...
 
Alors tu t’éloignes, dépitée, tête baissée.

Soudain, je ne t’ai pas vu venir, tu es là, tout près de moi…Je te toise, imperturbable…Mais ton parfum m’envoûte à nouveau. Et je sens monter en moi un désir fou, impudique : te prendre là devant tout le monde, une dernière fois, et puis…t’humilier en t’abandonnant à jamais…

A cet instant précis, on semble lire dans mes pensées, on me pousse vers toi. Tu te retrouves brusquement enserrée sous mes caresses, ma Garance. Je commence par ta taille, puis je remonte doucement vers ton cou hâlé…Je meurs d’envie de sentir ton haleine mentholée sur mon palais et sur ma langue…Mais mon dégoût de toi est plus fort…Je connais ton pouvoir destructeur, Garance, je ne le connais que trop bien, depuis toutes ces années. Avec toi, j’ai avalé la ciguë, le poison qui tue. Tu vas me tuer à petit feu, de mort lente. Sors de ma vie, Asphyxie… Vas rejoindre tes sœurs de perditions…

Un de tes courtisans tente vainement de m’immobiliser tandis que dans ma fureur je te projette violemment sur le sol avant de t’achever avec froideur à coup de talons.

La musique me parvient enfin ; un slow langoureux appelle les amoureux sur la piste aux aiguilles.

La  voix chaude et rauque de Jacques Higelin…

 

« Je suis amoureux

D’une cigarette

Elle a

La rondeur d’un sein,

Qu’on mord ou qu’on tête… »

Partager cet article
Repost0
9 avril 2006 7 09 /04 /avril /2006 21:57


Sur le Pont Mirabeau,

Je l’ai vu se pencher,

Frêles comme des roseaux

Ses mains se sont posées

Dans l’anfractuosité

Du parapet bleuté

Sous l’infime lumière

D’antiques lampadaires.

 
Me voilà mes amies,

J’ai quitté mon habit

Pour rejoindre sans bruit

Votre foule de pluie.

 
Avant j’étais humaine

Et je n’avais de cesse

De guetter l’eau du ciel

Pour atteindre l’ivresse,

Et quand au bout du doigt

J’attrapais une proie,

Aussitôt inondée

Je n’étais plus qu’ondée.

 
Me voila mes amies

J’ai quitté mon habit

Pour rejoindre sans bruit

Votre océan de pluie.

 
Quand à perte de vue

Se déployait la mer,

Mon cœur était en crue

De vagues nourricières,

Et quand du bout du pied

Je touchais l’eau salée,

Au creux de tous mes os

Je n’étais plus que flot.

 
Me voila mes amies

J’ai quitté mon habit

Pour rejoindre sans bruit

Votre cacophonie.

 
Votre doux clapotis

Qui perlait sur un toit,

Votre écho assourdi

Au fond d’un puits étroit,

Faisaient vibrer mon âme

Et rendaient mélomane

Chaque goutte de sang

Qui frappait mes tympans.

 
Me voila mes amies

J’ai quitté mon habit

Pour rejoindre sans bruit

Vos senteurs infinies.

 
Votre parfum de terre,

Quand l’été est mouillé,

L’eau croupie des gouttières,

Que l’on vient à vider,

Etaient autant d’odeurs

Que mon corps, voleur,

S’évertuait  à glaner

Pour les collectionner.

 
Me voila mes amies

J’ai quitté mon habit

Pour rejoindre sans bruit

Vos saveurs inouïes.

 
Vos bulles qui s’éclatent

Sur mon palais désert

Et jouent à l’acrobate

Sur les dents de l’amer,

Se faisaient langoureuse

Sur ma langue râpeuse

Avant de se noyer

Dans mon corps tout entier.

 
Me voila mes amies

J’ai quitté mon habit

Pour rejoindre sans bruit

Votre éternelle vie.

 
Sur le Pont Mirabeau,

Je l’ai vu se pencher,

Frêle comme un roseau,

Elle s’est laissée couler

Vers les eaux assombries

De la Seine endormie.

Tu vois, j’avais juré

De ne rien empêcher.

 
Te voila mon amie

T’as quitté ton habit

Pour rejoindre sans bruit

Tes compagnes de pluie.

 


 

 

Partager cet article
Repost0
8 avril 2006 6 08 /04 /avril /2006 22:37



Il se lève, un peu hésitant, serre très fort contre son blouson en cuir un petit carnet à spirales tout corné. C’est un grand maigre au visage poupin et pâle tavelé de tâches de rousseur. Il s’avance avec lenteur dans l’allée centrale, comme un élève un peu gauche volontaire au tableau, ses grands yeux sombres baissés vers le sol de carreaux en terre cuite. Il se glisse derrière l’autel et le vieux curé, voûté dans sa soutane, l’invite, une main amicale sur l’épaule, à s’approcher du micro. Alors, il lève enfin les yeux, observe quelques instants les fresques murales ocre rouges puis les baisse à nouveau vers le premier rang où tous les regards sont braqués vers lui. Des yeux rougis, des joues creuses, des mains fripées qui se tordent sur des sacs à mains ou des mouchoirs à carreaux. Dehors, les oiseaux se sont tus. Il commence à pleuvoir, enfin.  

IL ouvre son carnet et le lisse du plat de la main. Le silence s’efface sous l’estompe de ses doigts.

« J’ai longuement hésité à vous écrire ces quelques mots, encore plus à me lever pour vous les lire… » Il déteste sa voix, larmoyante, elle n’aurait pas aimé. Alors, de nouveau, son regard s’égare vers le mur du fond où un vitrail se découpe près de l’esquisse d’une roue figurant l’enfer. Dehors, le ciel lourd, abandonné sur le parvis, s’est enfin déchiré et des gerbes d’eau puissantes à présent viennent s’écraser fugacement contre son ogive. Il s’est tu pendant l’intermède pluvieux puis ses mots s’écoulent, mus par la fluidité de l’eau, comme libérés de leur carcan de papier.

« … Mamée, je l’ai rencontré, il y a quelques semaines seulement, un lendemain d’orage, justement. C’était un vendredi en début de soirée, et comme tous les vendredis, j’avais rendez-vous avec des amis, des musiciens avec qui je répète dans un petit local près d’une forge. J’étais en avance ce soir-là et il faisait de nouveau très chaud sous le soleil qui avait repris ses marques. J’ai donc traversé la route pour aller m’asseoir à l’ombre, dans le Jardin Public, tout là-haut, près des grands chênes verts. Le chemin était raviné, troué çà et là des flaques de la veille. Un chemin gruyère, m’a dit Mamée plus tard…J’étais donc assis sur un banc, ma basse à mes pieds, et je goûtais le silence du soir avant la longue séance de répétition qui m’attendait, quand je l’ai vu qui montait vers moi : Une petite vieille toute pimpante, toute menue dans un imperméable turquoise, Elle grimpait l’allée lentement, le regard rivé au sol qui semblait en balayer chaque centimètre carré. Puis elle repérait une flaque par-dessus ses lunettes, trottinait jusqu’à elle, prenait de l’élan et sautait dedans à pied joint, avec à chaque fois un petit sourire gourmand qui flottait sur ses lèvres. Elle portait un chapeau de pluie, un truc un peu désuet, bleu marin, accordé avec ses bottes en caoutchouc. Elle avançait lentement, méthodiquement, comme si une main invisible guidait un stylo Bic bleu de point en point pour l’abreuver à des encriers brunâtres. Et moi, le soleil dans les yeux, je ne perdais pas une goutte de son drôle de petit manège. Ce n’est pas tous les jours que l’on surprend une vieille femme, seule, s’adonner à des plaisirs enfantins. Mais ce qui m’étonnait c’était cette absence de spontanéité si caractéristique aux enfants justement. Elle ne cueillait pas l’eau le nez au vent, elle suivait sa trace, avec logique et obstination, comme si elle était en proie à un T.O.C. J’en étais là de mes réflexions quand je l’ai vu qui s’approchait de mon banc. Elle avait l’œil malicieux braqué sur une flaque d’eau tout près de ma basse, puis elle a relevé la tête vers moi. J’ai froncé les sourcils, l’air faussement sévère. Elle s’est finalement assise à l’autre bout du banc, avec une petite moue boudeuse et l’ombre fugace d’un regret au coin des yeux. On s’est regardé et on a éclaté de rire.

C’est comme ça qu’on s’est rencontré : deux sourires au dessus d’une flaque d’eau.

Puis, elle m’a dit :

- J’ai vaguement l’air ridicule dans cet accoutrement, vous ne trouvez pas ? C’est la seule concession que j’ai faite à mon médecin pour qu’il m’autorise encore à baguenauder sous la pluie. Enfin là franchement, j’aurai pu éviter la panoplie, a-t-elle ajouté, en regardant le soleil et en commençant à se déshabiller.

C’est vrai qu’elle était bien plus jolie en dessous avec sa petite robe à fleurs. Mais avec ses bottes, c’était quand même tordant.

Alors, je lui ai rétorqué :

- Vous savez, le mieux serait de ne pas sortir du tout sous la pluie…

Elle m’a répondu, outrée :

- Voulez-vous me faire mourir, jeune homme ? Si vous me privez de ce p’tit plaisir, autant m’enfermer tout de suite dans une maison de vieux !

C’était bien la première fois que je rencontrais une retraitée qui ne se plaignait pas des caprices météorologiques de nos contrées du nord de la Loire. Et comme un écho à mes pensées, elle a continué :

- Oui je sais ce que vous pensez, ce n’est pas très courant de tenir ce genre de discours. C’est ce que me dit mon médecin à chaque fois…De nos jours, la pluie est vilipendée : mauvais temps, sale temps, temps de chien…Et bien moi, je le revendique haut et fort : j’aime l’eau. La salée, la douce, la grande bleue, mais surtout la petite grise qui tombe comme un rideau, la première perle au bout des doigts, celle qui s’écrase au creux de la main tendue, celle qui brouille les verres des lunettes. Les flaques terreuses, l’alchimie puissante de la sécheresse et de l’averse, le ruissellement du caniveau, le bruit du pneu sur l’asphalte mouillé… Depuis ma plus tendre enfance, je charrie l’étrange impression que ma vie ne fait qu’un avec cet élément. Que je la touche du bout du pied, du bout du doigt, de tout mon corps, que je la goûte du bout des lèvres, du bout des dents, de toute ma langue, que je la sente jusqu ‘à l’ivresse, après l’averse sur la sécheresse, que je l’entende en clapotis, ou assourdie, au fond d’un puits, que je la vois trait d’horizon ou petits points d’exclamation, et aussi sec, je suis aqueuse.  C’est étrange, cette sensation, vous ne trouvez pas ?

Je ne savais pas trop quoi lui répondre en fait, elle me prenait au dépourvu. En la voyant tout à l’heure patauger comme une petite môme, je croyais avoir rencontré une femme qui luttait contre le naufrage de sa vieillesse en plongeant dans ses souvenirs d’enfant insouciante, ou bien la boute en train du club du troisième âge. Et voilà que je me trouvais nez à nez avec un drôle de personnage qui maniait l’ironie aussi bien que la poésie. Et tandis qu’elle continuait à soliloquer sur sa passion aquatique, sur le nombre indécent de chaussures qu’elle avait bousillées tout au long de sa vie, sur ses fréquentations assidues des cabinets médicaux, les lendemains d’orage, quand la veille elle avait dansé tout le jour sous la pluie, tête nue, cheveux dégoulinants, vêtement collés au corps, moi je songeais sans arrêt à la beauté et à la musicalité de la longue phrase qu’elle venait de prononcer. J‘avais mon petit carnet à spirales qui me démangeait dans la poche arrière gauche de mon jeans. Je n’y avais rien écrit depuis des jours, avec cette canicule qui nous rendait tous dingues ou complètement amorphes. Mais là, ses mots, comment dire ? Il bouillonnait en moi, et je n’avais qu’une envie : en faire taire l’écho dans ma tête en les couchant sur le papier. Alors j’ai tout déballé : mon groupe de musique, nos répétitions qui s’attardaient au coin de la forge, les chansons à écrire, mes nuits entières au chevet des mots, à la recherche de leur sonorité, et puis le jour l’esprit qui s’égare trop souvent vers son murmure intérieur, qui peine à se raccrocher à mes travaux forcés. Et puis le doute, la feuille blanche, les ratures, l’envie de tout jeter, de tout arrêter, de faire semblant de vivre comme tout le monde sans cet impératif épuisant de toujours tout vouloir tisser sur le papier. Et puis ses mots, justement, qui me donnait soif, que j’avais soudain envie de happer, là maintenant, de la pointe de mon stylo…

C’est comme ça qu’on s’est retrouvé tous les deux penchés sur mon vieux carnet à spirales, à essayer de retranscrire au mot près sa longue tirade, tirant la langue, riant de nos hésitations, soudain complice de l’instant dont nous voulions noircir le papier. Sitôt griffonné le mot aqueuse, Mamée a relevé la tête et a examiné l’ensemble comme un puzzle reconstitué. Je l’ai vu songeuse tout à coup. « C’est ça, c’est tout à fait ça, c’est exactement ce que je ressens ». C’est à ce moment là que j’ai pris conscience du fond, caché en filigrane sous le rythme des mots. Et j’eus soudain l’impression de découvrir un texte nouveau, inconnu, comme si je ne venais pas de l’écrire, cinq minutes plus tôt.

Je lui ai alors demandé si elle avait déjà pensé à consulter un médecin à ce sujet. Elle m’a ri au nez, vous vous en doutez bien, vous qui la connaissiez certainement mieux que moi. « Ah jeune homme, me répondit-elle, mon médecin personnel est un vieil amant ! Pensez bien que son avis médical ne vaut pas grand-chose ! A chacune de nos rencontres, il ne manque pas de louer mon éternelle source de jouvence et mon imagination débordante. Sauf que lui parle au figuré et que moi je le vis en propre. Non, croyez-moi, la médecine ne peut rien pour moi…Oh, j’ai bien essayé de consulter des psys également, en variant les terminaisons sur leurs plaques dorées. En vain ! Le dernier d’entre eux, amusé par mon débit, eut même l’audace de me demander si j’étais libre pour les vingt prochaines années ! Non, personne ne me prend au sérieux… »

Elle souriait mais son sourire était démenti par une certaine lassitude dans le regard. On aurait dit un clown malade, résigné de ne pouvoir convaincre le corps médical de la gravité de son mal par d’inconcevables symptômes.

Mais comme toujours, malheureusement, le temps était ligoté à nos poignets. Un vague coup d’œil au mien et je dus la quitter à contrecœur pour aller rejoindre mes amis ; J’avais ses mots au fond de ma poche, au fond de ma tête, prêt à jaillir sur le papier, couplet, refrain, couplet. Et la promesse de se revoir, la semaine suivante, au même endroit. Ma basse sur l’épaule, je franchissais les grilles du jardin public quand je l’ai entendu crier d’en haut, depuis notre banc :

- Au fait, je m’appelle Simone, Simone Fontaine, la bien nommée, mais tout le monde m’appelle Mamée.

J’ai donc rejoins mes amis ; Ils m’attendaient dans l’antre que nous prête Patrice, notre ami ferronnier. Attisée par la chaleur de la forge attenante, l’irritation du groupe à mon égard fut palpable dès mon arrivée : regards maussades, mains moites, ton froid empâté dans des bouches assoiffées. Il faut avouer que j’étais sacrément en retard. J’ai sorti mon petit carnet à spirales comme un mot d’excuse imparable qui n’a malheureusement convaincu personne. J’étais déçu de leurs réactions, mais je crois que je gardais surtout jalousement l’enthousiasme de cette rencontre fortuite, comme un petit jardin secret baigné d’une aura liquide.  Nos répétitions reprirent, du Jazz Rock Fusion à la française, martelé par les sons sourds de Patrice, à côté, comme un écho, temps, contretemps, temps, à notre embrasement musical désaccordé ce soir-là. Finalement, nous nous sommes séparés très tôt, bien plus tôt que d’habitude. Nos doigts gourds pesaient sur nos instruments et nous commencions tous à maudire Jeff, notre batteur, qui nous avait déniché cette planque chauffée gratis ; Une aubaine cet hiver, un enfer pour les mois à venir. J’en venais presque à regretter les bonnes vieilles caves humides et froides de nos débuts, bien loin de la fournaise de notre actuelle annexe des flammes. Et puis, j’avais l’esprit ailleurs, il faut bien le dire. Avec cette soif qui me tenaillait la gorge et le bruit vaporeux et lointain de la pince trempée de Patrice, tout me ramenait à mon petit mirage en botte, Mamée Fontaine, la bien nommée.

Au cours de la semaine qui suivit, j’ai esquissé une chanson, un refrain, quelques couplets, un petit pavé compact de rimes mouillées.  Mais mes mots me semblaient bien en deçà de ceux de Mamée. Je bouillais d’impatience de la revoir.

Le vendredi suivant, j’arrivais en avance exprès cette fois-ci. À peine franchie l’entrée du Jardin public, je l’ai aussitôt aperçu, fidèle au poste. Elle était vêtue d’une robe parme et d’un chapeau assorti. C’est fou ce qu’elle était coquette, quand j’y pense.  En contrebas de notre banc ombragé, elle était assise en tailleur près du bassin à poissons rouges, derrière les barrières réglementaires, une main plongée dans l’eau trouble. Le temps de grimper vers elle, sous le soleil caniculaire, et j’étais en nage. Elle m’a vu, m’a souri et m’a invité à venir la rejoindre sur l’herbe : « Alors, jeune homme, et cette chanson ?  Venez un peu me rafraîchir, j’en ai bien besoin..». Elle m’attendait, elle aussi, elle avait pensé à moi et brandissait par pudeur notre prétexte de retrouvaille. Oh, je peux bien parler d’amour, à présent qu’elle n’est plus là, comment expliquer notre émoi autrement… Mais c’est trop tard aujourd’hui, c’était déjà trop tard ce jour-là pour nos deux vies que plusieurs générations séparaient.  Alors, tout plana entre nous, à chacune de nos rencontres…Mais c’est délicieux …aussi. Pour en revenir à notre chanson, donc, je lui fis lire mon brouillon, quelques bribes de vers épars, qui s’égayaient telle une vague sur le papier.

- Pas trop mal pour un premier jet, m’a-t-elle répondu, mais moi, j’ajouterais…Vous permettez ? ».  Je permis, je n’attendais que ça, en fait !

Le reste de l’après-midi fut consacré à la réécriture de notre chanson, à la mise en mot de ses sensations. A chaque mot posé, soupesé, déplacé, rayé ou souligné, Mamée relevait la tête, fermait les yeux, laissait affluer ses ressentis d’eau. D’une main, elle tenait le stylo, de l’autre, elle puisait l’inspiration au fond du bassin, comme un procédé très personnel de vases communicants. Abreuvée à la source, elle se laissait inonder puis distillait par petites touches des lettres bien rondes comme sa voyelle cerclée. Parfois, plus rarement, jaillissait de sa main un flot de mots torrentiel. De temps en temps, lorsque la page était noyée et que l’ensemble devenait imbuvable, je mettais un peu mon grain de sel. J’ajoutais, là, un pied (mouillé, ça nous fit bien rire !), modifiais ici une rime (mal arrimée, cela va sans dire !).

Mais comme toujours, dans ces moments d’intenses créations, le temps, malin, se raccourcit. Et cette fois-ci pas question d’arriver en retard à mon second rendez-vous brûlant, au coin de la forge. Je recopiais tout d’une main fiévreuse sur une feuille vierge de mon carnet, l’arracha de ses spirales et la tendis à Mamée. Chacun réfléchirait de son côté, rendez-vous fut pris une semaine plus tard pour confronter nos deux versions. Les prunelles de Mamée brillaient comme celles d’une gamine éblouie par un nouveau jouet. Comme je quittais le parc, je me retournais : elle s’était déjà replongée dans son flot de mots, le crayon levé, prêt à fondre sur la vague.

Une semaine plus tard, même endroit, même heure, Mamée m’attendait vêtue d’une jolie robe à fleurs plus pimpantes que celles près desquelles elle s’était assise. Ses yeux un peu fiévreux accusaient le manque de sommeil dû à la canicule ; ou bien était-ce l’excitation que lui procurait ce nouveau jeu littéraire qui lui permettait enfin de se découvrir, de puiser au fond d’elle-même, d’ouvrir sa trappe sensorielle.  Elle m’a rendu sa copie comme une déclaration d’amour. Je l’ai bu d’un trait. Je n’ai rien ajouté. Si, juste un «accompagnez-moi ce soir à la forge ». Nous nous sommes allongés tous les deux dans l’herbe jaunie et rêche et nous avons parlé, longtemps ; De tout, de rien, de son premier souvenir d’enfant, de ce corps qui subitement, un jour d’hiver, l’année de ses quatre ans, s’était fait moelleux sous la neige, de ses envies d’évasion, de fusion avec l’eau qui souvent déferlaient en elle, à l’improviste, incontrôlables. D’amour aussi, on en vient toujours à parler d’amour…Sous son flux de paroles intarissables, je commençais à percevoir une étrange personnalité : Elle n’était que ressentis, animale, végétale, toute en spontanéité. Son livre ouvert c’était son corps, ses mots, un miroir sans tain sur ses sens. Je me souviens à présent qu’elle m’avait vaguement parlé ce soir-là de cette sensation de brûlure qui l’oppressait depuis quelques jours, et puis de cette pluie qui ne venait pas. Nous parlions sans nous regarder, les yeux tendus vers ce ciel bleu, justement, à la recherche d’hypothétiques brins de nuages. Mais ce n’étaient que des fils d’avions, savamment entrelacés, presque aussi vite évaporés. 

 Le soir venant, donc, nous voilà tous les deux en route vers la forge de Patrice. Notre arrivée a suscité bien des regards interrogateurs chez mes compagnons, vous vous en doutez ! On n’a pas pour habitude de convier nos grands-mères dans ce genre de repères un peu bruyants ! Seul Patrice, imperturbable, poursuivait dans son coin son martèlement interminable, après un vague salut de la tête à notre attention. Je leur ai présenté rapidement Mamée et elle a sorti son papier chiffonné. Alors, de la voix un peu aiguë qu’elle devait prendre pour déclamer ses récitations d’enfant, elle a commencé sa lecture. Nous avons tous écouté bouche bée cette voix surgie du siècle dernier. Patrice a arrêté son geste et bientôt le silence a enveloppé la forge comme ceux qui planaient jadis autour de la grande table de nos réunions de famille quand l’aïeule se levait pour pousser la chansonnette. Mamée ne chantait pas mais ses mots semblaient sourdre de son corps tout entier. Son souffle s’amenuisait à la fin de chaque couplet puis jaillissait à nouveau avec le refrain, comme la respiration de la mer aux changements de marées. Quand elle s’est tue, Matthias, notre chanteur, ne tenait déjà plus en place. Il l’a embrassé sur les deux joues, lui a apporté une chaise, un litre d’eau minérale et des gâteaux, de quoi tenir une partie de la nuit. Quant à nous, nous fûmes sommés de rejoindre nos instruments pour lui concocter une mélodie vite fait bien fait. Un vrai gamin impatient de goûter les mots de Mamée dans sa bouche.

Jusque tard dans la nuit ce soir là, nous avons gratté, soufflé, tapé jusqu’à plus soif, s’arrêtant parfois pour accorder nos instruments ou puiser dans nos dernières munitions d’eau. Loin de nous engourdir comme lors des séances précédentes, le feu de la forge attisait notre imagination à mettre en musique son élément contraire. Mais c’est Mamée, comme toujours, qui sut faire jaillir l’étincelle. Car c’était fort méconnaître la vieille dame que de s’imaginer qu’elle allait rester sur une chaise toute la soirée. Très vite lassée de nos balbutiements, elle s’était approchée de Patrice et fut bientôt plus calée que nous tous en matière de ferronnerie. Peu habitué à une telle curiosité envers son obscur métier, notre ami ne put faire autrement que de sortir de son mutisme habituel pour lui décrire son atelier.  Volubile, passionnée, elle voulait tout connaître : de la chauffe du métal rougeoyant aux façonnages des formes arrondies sur l’enclume ou le marteau pilon. Ce soir-là, Patrice honorait une commande de tringles à rideau et c’est la forme de l’une d’entre elles et les gammes rythmiques de ses martèlements qui soufflèrent à Mamée l’idée d’associer Patrice à nos créations musicales. 

Mamée a assisté à toutes nos répétitions depuis. Ces derniers temps, elle se faisait plus discrète, épuisée, accablée par la chaleur inhabituelle de ce début d’été, comme déshydratée. Hier soir, pour la première fois depuis des semaines, elle n’est pas venue nous rejoindre. Ce matin, j’ai lu son nom dans le journal, Fontaine, la bien nommée, et dessous, un bulletin météo qui annonçait la pluie, enfin. »

 Le jeune homme sourit à nouveau en regardant le vitrail martelé de gouttes d’eau. « Dans quelques jours, ce sera la fête de la musique. Nous jouerons ce soir-là en face du jardin public, devant l’entrée de la forge. Nous chanterons la chanson de Mamée et Patrice, en fond sonore, réalisera des petites clés de sol en fer forgé que nous distribuerons en fin de concert. Un bout de Mamée, en somme. »

Dehors, l’orage s’est éloigné. Des gouttes d’eau tambourinent encore, de loin en loin, sur le vitrail, comme un au revoir, comme les premières notes d’une chanson…

Encore un énorme merci à Sylvie pour ses corrections !

Partager cet article
Repost0