L'admiration passionnée que tu portes à ces écrivains qui t'ont subjugué, parfois aidé à trouver ta voie. Que dire après eux? Qu'ajouter à ce qu'ils ont su si bien exprimer? Chacune de leurs pages t'a renvoyé à ta médiocité. T'abstenir d'écrire serait une manière de leur rendre hommage.
Ta voie écrasée.
Tu voudrais abandonner. Mais un besoin te possède. Tu ne peux ni écrire, ni renoncer à l'écriture.
Ta hantise est de mourir sans avoir vécu, sans avoir pu apaiser ta soif, sans avoir rencontré ce que tu ne saurais dire mais qui te fait si douloureusement défaut.
Il n'est jamais très agréable d'entendre ses propos déformés, mais de les voir écrits, et qui plus est entre guillemets...
A un journaliste qui m'interrogeait recemment sur ma passion de lecture (interview réalisée suite au Prix Inter bien sûr) je répondais que je lisais beaucoup depuis l'enfance bien qu'étant issue d'une famille qui lisait peu.
Ce qui sous sa plume est devenue : " Je ne suis pourtant pas issue d'une famille cultivée où la lecture est une activité naturelle, mais toute petite déjà, j'adorais lire...(...)".
De l'utilisation dangeureuse du mot "cultivé" ...car bien sûr je n'ai jamais tenu de tel propos au sujet de ma famille que je trouve très cultivée, la culture ne se limitant pas à la lecture.
Je préfère croire qu'il s'agit d'une maladresse de langage et c'est pourquoi je tairai le nom du journal...
Et je vous laisse plutôt écouter les mots émouvants de Mathias Enard lu par Guillaume Gallienne, en espérant qu'un jour une version audio de "Zone" voit le jour...
La nuit est courte. La plupart des jurés (à l’exception des parisiens) sont logés dans trois hôtels très proches disséminés de l’autre côté de la Seine, et quand je traverse le pont à l’aube, j’ai le sentiment qu’il y a encore peu de temps la vieille Dame brillait de mille feux. Un petit groupe de jurés dont je fais partie se retrouvent devant la Maison de Radio France, direction les studios de France Inter. Travaux oblige, les bureaux et les studios d’Inter ne sont plus situés dans la Maison Ronde, comme le sont ceux de France Info, Musique, Culture et FIP, mais dans une rue adjacente que nous avons un peu de mal à trouver mais …ouf… il n’est pas trop tard, nous y retrouvons Eva Bettan, Marc Dugain et notre lauréat Mathias Enard, qui a lui aussi des petits yeux (visiblement la nuit fut encore plus courte pour lui, il est allé rejoindre, après notre soirée, son « club de déçus » pour fêter dignement sa victoire avec ses -nous l’espérons pour lui ! - « encore » amis de St Malo ! )
Nous entrons dans le sacro saint studio matutinal, il y a une effervescence dans les bureaux, bien que je suppose qu’en ce jour férié celle- ci soit moins forte qu’en semaine. J’entends au passage le prénom d’Agnès, oui il s’agit bien de la talentueuse et espiègle Agnès Bonfillon qui présente tous les matins les journaux de 6h00 et 7h30. Pas le temps (ni l’audace peut être !) de la saluer car nous profitons d’un reportage pour entrer dans le studio d’enregistrement avant que la lampe rouge ne se rallume.
Nous nous installons sur un petit sofa rouge en attendant le journal de 8h00. Autour de la table se trouvent Eric Delvaux qui présente la célèbre tranche matinale(Nicolas Demorand est en congé), Fabrice Drouelle qui s’apprête à présenter le journal de 8h00 et Bernard Guetta, qui interviendra plus tard.
Après l’annonce, et sur l’invitation de Fabrice Douelle, nous restons, Olivier, un autre juré, et moi dans le studio où nous assistons très discrètement à l’interview de Xavier Bertrand, secrétaire général de L’UMP, interrogé en amont des Européennes. Son assistante est assise près de nous et échange discrètement par petits signes et brefs murmures avec l’invité politique au cours de l’entretien.
Grande découverte des coulisses de cette célèbre tranche matinale où l’objet le plus important en dehors des micros, du casque et de la lampe rouge est …l’horloge ! Indispensable, elle fait l’objet d’une attention de chaque seconde. Chaque sujet est minuté, tout dépassement entraîne un perpétuel remaniement et /ou suppression pure et simple des lancements suivants. Impressionnant aussi d’entendre parler et blaguer entre eux les journalistes une fois la lumière éteinte !
L’horloge tourne justement…Nous quittons discrètement le studio pour aller rejoindre celui de Vincent Josse pour l’émission spéciale qu’il consacre au Livre Inter. En chemin, nous croisons Eva Bettan avec qui nous faisons route et évoquons nos impressions sur l’interview politique à laquelle nous venons d’assister. Elle nous confie que la politique n’est pas sa tasse de thé et qu’elle est et restera toute sa vie une journaliste culturelle. Ouf ! nous voilà rassurés... la politique ne va pas nous voler notre passionnée de cinéma !
Retour sur deux folles journées dans les coulisses de la Maison Ronde...
Samedi 15h : découverte de la Maison ronde (en travaux, chantier gigantesque prévu jusqu ‘en 2015)
à deux pas de la plus vieille Dame de France.
Arrivée en avance (le genre de rendez-vous qu’on ne manquerait pour rien au monde , vous voyez bien !), je fais quelques pas dans le Grand Hall de la Maison de Radio France puis retourne m’asseoir dehors sur un petit muret au soleil, Paris-Brest de Tanguy Viel sur mes genoux, je feuillette distraitement quelques pages. Une jurée s’approche de moi, nous nous présentons et discutons brièvement de nos lectures communes.
Mais le vrai débat est à l’intérieur. Deux hôtesses (qui nous dorloterons tout le week end) nous conduisent vers une petite salle où Eva Bettan nous accueille et nous remet un badge. Les discussions s’engagent très vite sur les romans en lice, les coups de cœur de chacun ou ceux qui nous sont tombés des mains. Le sourire est sur tous les visages, chacun de nous mesure la chance que nous avons de participer à cette belle aventure. Notre président Marc Dugain arrive et nous sommes conduits vers la salle des délibérations.
Rideau…Rideau sur près de 5 heures de débats non stop, 5 heures que personne ne verra passer. La sélection est riche, les avisdiffèrent, se rejoignent, les arguments s’épuisent parfois, Marc Dugain relance le bal, Eva Bettan nous encourage à défendre nos coups de cœur…après il sera trop tard. Jamais elle ne se prononcera sur ses choix, ni elle, ni aucun des journalistes présents (Vincent Josse, notamment, nous a rejoint en cours de débats). C’est un prix libre de lecteurs, je le confirme. Et cinq heures plus tard, après trois tours de vote, le Lauréat, notre Lauréat est Mathias Enard pour Zone par 10 voix contre 8 pour Emmanuel Carrère, « D’autres vies que la mienne ». Je suis donc une jurée heureuse puisqu’il était l’un de mes deux coups de cœur.
( Sur la Photo, euh un peu floue...l'émotion sans doute...Eva Bettan à droite, Marc Dugain à gauche et au fond, tendant son micro, Vincent Josse)
Mathias Enard donc, qui nous rejoindra une heure plus tard au cours du dîner, sous les applaudissements.
Mathias Enard, heureux mais surpris puisque de retour de St Malo où il se trouvait dans le cadre du Festival des étonnants voyageurs, il s’apprêtait, avec quelques uns des auteurs de la sélection, à organiser un dîner de ….déçus !
Le repas est animé, on refait les débats en petit groupe ! Un grand bonheur pour moi et une petite déception : J’apprend que c’est Patricia Martin qui a sélectionné ma lettre (oh Joie !) mais qu’elle ne sera pas là ce soir ni le lendemain. C’est décidément une suite de rendez vous manqués avec cette grande Dame que j’admire tant ! Tant pis, il me reste « le masque et la plume », j’aurai bien l’occasion un jour d’aller la saluer…
23h30, le dîner s’achève. Un petit groupe de fumeurs (oui bon !) entoure Marc Dugain sur le parvis de la Maison de Radio France. Il nous parle de ses projets en cours, de ses travaux d’écriture qui peinent un peu devant le cinéma qui occupe une part de plus en plus importante dans sa vie : Une adaptation en cours de son roman « Une exécution ordinaire » (que j’ai par ailleurs beaucoup aimé), une adaptation à venir de son roman « la malédiction d’Edgar » et celle notamment d’un roman de Fred Vargas, qui n’est autre que …sa sœur ! (correction, sa soeur de coeur, son amie d'enfance). Un beau conseil d’écriture en cours de discussion : écrire, écrire surtout sans se relire dans un premier temps, laisser venir l’écriture automatique comme premier jet de la pensée. Un beau conseil pas tombé dans l’oreille d’une sourde pour la petite « écrivaillonne » que je suis !
" Autrefois, je pensais qu'il fallait écrire avec des cailloux blancs afin de pouvoir retrouver son chemin. Aujourd'hui, je vois qu'un peu de mie de pain suffit et qu'il faut avancer dans l'obscurité en se servant des traces confuses laissées dans la forêt, de ce qui reste de lumière et si je vois, comme aujourd'hui, la lampe de la maison de l'ogre, je suis content car elle éclaire cette page où je parviendrai peut-être à faire apparaitre la plus intime des écritures, celles de nos grands prédateurs. "
Un roman magnifique...Très beau billet de F Balestas, ici oui, boulevard de l'espérance... A noter : l'illustration de couverture(que l'on distingue peut être mal ici)... superbe, qui est un pastel de l'auteur...Quel plaisir par ailleurs de lire les publications Actes Sud : format, beauté des couverture, qualité du papier...
A cette même heure, la semaine prochaine, le lauréat aura été désigné. Choisi par un jury populaire de 24 lectrices et lecteurs, tous unis, tous réunis au terme d’une belle aventure.
Belle aventure mais pas de tout repos !
C’est peu de dire que le Prix du Livre Inter a occupé, ces quelques dernières semaines, une large place dans mon temps libre et mes pensées. D’abord, parce que lire 10 romans en deux mois, ça prend du temps et que, bien que bonne lectrice, je n’ai pas pour habitude d’en lire autant en si peu de temps ! Mais surtout, parce que lire un roman est une chose, mais le lire dans le cadre d’une sélection et avec pour objectif de décerner un seul et unique prix en est une autre. A chaque fin de lecture, mais bien souvent en cours de lecture également, votre esprit ne peut s’empêcher de comparer le roman en cours à ceux qui l’ont précédé. Et ce, malgré une volonté forte de considérer chaque roman, chaque récit dans son entité, dans son identité. Et le comparer, mais le comparer à quoi ? Ils sont tous si différents (et heureusement !), si unique. Ce qui fait qu’au début, à chaque fin de lecture, chaque roman détrônait le précédent ! Cela doit s’appeler le manque de recul, peut être ! Sans compter la peur de l’oubli ou celle de passer à côté du message de l’auteur, de ses qualités d’écriture.
A l’heure où j’écris ces lignes, après lecture, relecture parfois (mais pas tout, loin de là !), après maintes réflexions, tergiversations sur chaque roman mais aussi sur mon rapport à la lecture, j’ai un peu plus de recul mais j’ai surtout choisi de laisser parler mon cœur, mes émotions. Je pense que c’est peut être tout simplement pour cela que nous avons tous été choisi : être nous même.
Et à ce petit jeu là, au vu d’une sélection si belle et si variée, et au vu d’un jury que je trouve très hétéroclite*, je n’attends qu’une chose : que l’heure des débats sonnent, qu’ils soient longs et passionnés, riches de ce que nous sommes, nous, anonymes lecteurs, et riches surtout de nos lectures qui nous font.
« Écrire pour être moins seul. Pour parler à mon semblable. Pour chercher les mots susceptibles de le rejoindre en sa part la plus intime. Des mots qui auront peut-être la chance de le révéler à lui-même. De l'aider à se connaître et à cheminer. »
Charles Juliet
* Je pense notamment à un prof d’histoire géo qui a du bien s’amuser avec le tour du monde que nous avons fait !
A l'antenne, les dix auteurs nous parlent de leur roman, par ici
Décidément, on voyage beaucoup avec cette excellente sélection du Prix du Livre Inter.
Après La Bretagne de Tanguy Viel, La Corse de Christian Oster, le bassin Méditerranéen dans l’oeuvre magistrale de Mathias Enard, L’Afrique de Patrick Deville, l’Amérique du Sud d’Olivier Rollin, j’achève* mon beau périple avec, soyons fous, un tour du monde, rien que ça, en compagnie de Jean Rollin, le frère d’Olivier, sur les traces des chiens féraux, de l’adjectif anglais feralqui désigne un animal domestique retourné à l’état sauvage.
A mi chemin entre un reportage éthologique et un carnet de voyage, « Un chien mort après lui » traque le chien redevenu sauvage du Turkménistan à la Russie, en passant par la Thaïlande, le Mexique, l’Egypte, le Liban, les USA, Haïti ou l’Australie où il évoque notamment les chiens Dingo et la clôture érigée par les éleveurs pour en protéger leur bétail. Jean Rolin parsème son récit de rencontres et de réflexions littéraires, évoquant notamment de grandes œuvres qui regorgent de références sur les chiens errants habituellement associés à la guerre, la pauvreté, la désolation, telles l’Iliade (encore !), le livre des Roi, Tolstoï, Melville ou Malaparte.
« Il n’y a pas de voix humaine, écrit de son côté Malaparte, qui puisse égaler celle des chiens dans l’expression de la douleur universelle. Aucune musique, pas même la plus pure, ne parvient à exprimer la douleur du monde aussi bien que la voix des chiens ».
* Cette petite astérisque pour un tout petit mensonge : J’ai, en réalité, lu ce « récit » passionnant au tout début de la sélection, ce qui m’a permis de déceler quelques citations à propos des chiens errants dans les autres romans de la sélection, tels :
Equatoria –Patrick Deville– page 34- « La vie nocturne de Lambaréné [Gabon] est des plus réduites. A cette heure-ci, les estaminets du marché comme La Joie du Peuple au Port sont depuis longtemps cadenassés, la place abandonnée aux chiens errantset nettoyeurs, qui s’arrachent des bouts d’hippos ou de crocos »
Traques – Frédérique Clémençon– page 66 – ELISABETH « Parfois, certains souvenirs vous sautent à la figure. Comme des chiens. » & page 71 – ANATOLE « …des maisons à hauteur d’enfants nichées sous les branches lourdes des frênes et des aulnes formant au dessus d’elles une seconde toiture de sorte qu’on les distinguait à peine ou qu’on les prenait quelquefois pour un talus, un animal endormi, félin ou chien sauvage, il nous arrivait d’en voir rôder près des usines, solitaires, inoffensifs, craintifs même, efflanqués, qui ne semblaient pas chercher autre chose que de la nourriture, et notre compagnie, peut être, Sofia disant ils sont comme nous, ne les chassons pas. »
Un petit bémol toutefois qui n’enlève rien à la qualité de ce livre : Pour moi, mais ce n’est que mon humble avis, « Un chien mort après lui » relève d’avantage de l’enquête (émaillée de citations littéraires et de rencontres de voyages, soit) que d’un véritable roman. Mais, après tout, qu’est ce que le roman ? Peut être en débattrons nous très bientôt (!!!!) autour de la Table Ronde ?
C’est à un drôle de road movie que Christian Oster nous invite : trois hommes, trois hommes seuls donc, aussi bancals que l’attelage qu’ils trimballent au fond de leur coffre.
Serge Ganz, le narrateur, reçoit un coup de téléphone de son ex petite amie, Marie, « qu’il ne pratique plus depuis deux ans ». Elle l’invite à venir la rejoindre pour les vacances à Barretone en Corse où elle a refait sa vie, et de lui rapporter une chaise à laquelle elle tient et qu’elle a oublié lors de son départ. Il décide de s’y rendre, accompagné de deux compagnons, Marc, qu’il « pratique seulement depuis trois mois, exclusivement sur un court de tennis » et Kontcharski, un ami de ce dernier, ex funambule de cirque, qu’il ne connaît donc pas encore. Le trio bancal s’embarque donc un beau matin à destination de l’île de Beauté, avec, brinquebalant, calés tant bien que mal dans leur coffre, la petite chaise donc et le câble de Kontcharski dont il ne sépare jamais.
Une histoire banale somme toute mais la petite musique de Christian Oster a le don de transformer l’ordinaire en extraordinaire. Elle nous invite dans cette voiture, on est derrière, le narrateur se retourne sans cesse pour vérifier qu’il ne nous a pas laissé sur le bord de la route. Et c’est avec nonchalance, désoeuvrement que l’on s’installe en compagnie de ces trois hommes attachants qui apprennent à se « pratiquer » dans le huis clos de ce voyage en voiture, puis sur le ferry qui les mène en Corse.
Christian Oster, que personnellement j’avais déjà « pratiqué » donc dans « Mon grand appartement » aime les anti-héros, les solitaires, les taiseux, ces hommes bancals qui se font quitter, qui se cherchent à tout instant, épient le hasard, prennent le temps.
Son écriture est économe, va à l’essentiel, mêle dialogue et narration , laisse des blancs parfois que le lecteur doit combler, le sourire aux lèvres, qui plus est, car Christian Oster, mine de rien, manie l’humour à la Prévert, par petites touches, parfois bien hilarantes quand il s’agit par exemple de « savoir comment procéder, lorsqu’on roule à bord d’une voiture dont on ignore la couleur, pour prendre sans sortir de la voiture, connaissance de cette couleur. » Question cruciale et déterminante pour savoir si la femme du métro est bien celle de l’autoroute, pour Marc, ou celle de l’abat jour pour Serge !
Au bout de ce voyage, ces hommes seuls sont toujours aussi seuls. A moins que. .. Mais le lecteur en tout cas a passé quelques heures délicieuses, calé, brinquebalé entre une chaise et un câble de funambule.
Le Narrateur, Pierre, photographe d’une agence parisienne, part au Kenya reconnaître le corps de son père, Michel, qu’il n’avait vu auparavant qu’une fois. C’est sur les traces de ce père absent, ex soixante-huitard qui s’est exilé il y a près de trente ans à Kibera, au cœur de la misère d’un des plus grand bidonville d’Afrique, que l’auteur nous entraîne. Mais à cette quête des origines filiales, se superposent des voix d’outre tombe, des voix de fantômes, telles celles des chœurs des tragédies antiques, celles des morts qui racontent l’histoire de ce pays fabriqué autour de la ligne de chemin de fer construite par les anglais à la fin du XIX siècle, des spoliations, des injustices de la colonisation.
Ces voix accompagnent le narrateur qui au bout de son voyage initiatique respectera le dernier vœux de son père : une mort selon le rituel des Kényans, l’exposition du corps en plein air, pour être dévoré par des oiseaux prédateurs.
C’est par de courtes scénettes, de courts chapitres, sans dialogue ni épanchement sur la psychologie des personnages que Stéphane Audeguy aborde l’histoire entremêlée du narrateur et celle du Kenya. Mais à force de détachement, justifié peut être par une quête qui dépasse celle des vivants, on ne s’attache malheureusement pas suffisamment ni à l’histoire, ni aux personnages.
Comment parler d’un tel roman ? En commençant par la forme peut être : Zone n’est qu’une seule et unique phrase, sans majuscule ni point, uniquement entrecoupé de trois chapitres ponctués, trois chapitres d’un livre que lit le narrateur, roman intercalé dans le roman donc, et deux pages d’un manuscrit perdu de Francesc Boix, photographe espagnol républicain déporté à Mauthausen qui a témoigné au procès de Nuremberg.
De la forme au fond, il n’ y a qu’un pas, ou plutôt 500 pages (516 exactement) comme autant de kilomètres que parcourt en train le narrateur, Francis Servain Mirkovic, espion, agent secret français, entre Milan et Rome, par une nuit d’hiver, le 8 décembre 2004, avec une mallette remplie de documents secrets qu’il doit vendre le lendemain à un émissaire du Vatican pour ensuite changer de vie et endosser l’identité d’un ancien camarade, actuellement interné en hôpital psychiatrique, Yvan Deroy.
Tout au long du voyage, c’est d’une seule phrase donc, les souvenirs de Francis Servain Mirkovic, qui se rappelle ses années d’espion dans la Zone-le bassin méditerranéen- ainsi que plus tôt, en 91 92, ses années d’engagement dans le conflit auprès des croates en Ex-Yougoslavie, ses deux épisodes de sa vies entrecoupés d’une longue errance de plusieurs mois à Venise où il faillit se suicider.
Que dire d’abord sinon que sans le challenge du Prix du Livre Inter, je n’aurais sûrement pas dépassé les 100 premières pages où je me suis tout d’abord arrêtée, intercalant ma lecture par celle d’un autre roman de la sélection, avant de la reprendre. La tentation était forte de me dire que cette lecture n’était pas pour moi, l’absence de ponctuation, les éternels errements de la pensée du narrateur qui d’un mot nous entraîne tantôt vers son passé où il dérive, tantôt vers les plus grands conflits méditerranéens du XXème siècle, tantôt vers l’évocation des légendes homériques, une porte en ouvrant aussitôt une autre, sans virgule bien souvent, sans point surtout, sans respiration. Mais une fois les 100 premières pages (relues donc !) et dépassées, c’est un mélange de dégoût, d’effroi mais aussi et surtout de fascination que ce roman a exercé sur moi.
Dégoût et effroi car le narrateur ne nous épargne rien des atrocités de la guerre, de sa guerre surtout, où il a commis les pires exactions, et ses souvenirs sont éclaboussés d’évocation des pires monstres de l’histoire : Millán Astray notamment et de nombreux bouchers SS.
Mais fascination aussi et surtout par la grâce et la poésie (malgré les nombreuses horreurs qui jonchent le récit) de l’écriture de Mathias Enard et par toutes les petites ou grandes histoires, fictives ou historiques, qui foisonnent tout au long de ces 500 pages. On y croise Francesc Boix, donc, dont j’ignorais tout de la vie, on y croise de nombreux écrivains également qu’il lit où évoque à la faveur d’un séjour dans telles ou telles villes : Cervantès, Lawrence Durrell, Jean Genet, William Burroughs, Malcolm Lowry, Joyce, ainsi que des auteurs antisémites Bardèche, Brasillach ou Céline. Le narrateur évoque également les trois femmes de sa vie - Marianne, Stéphanie et Sashka – sa mère pianiste, son père, bourreau malgré lui pendant la guerre d’Algérie, qui lui construisit jadis un immense circuit de train électrique (qui préfigure peut être ce voyage), ses deux compagnons de guerre en Croatie et des personnages fictif d’un roman d’un auteur Libanais, que nous suivons pendant trois chapitres et dont l’histoire bouleverse le narrateur (« parfois on tombe sur des livres qui nous ressemblent, ils nous ouvrent la poitrine du menton au nombril » )
En lisant Zone, on pense au roman ferroviaire par excellence (et de surcroît sur la même ligne Paris Rome ) : La modification de Michel Butor bien sûr, (quel souvenir de lecture !), bien que ce roman ne soit, à mon avis, jamais évoqué (mais j’ai pu sauté quelques mots hum hum en 5OO pages si denses !!!), on pense à l’Iliade, à l’Odyssée, où l'on voit les héros troyens et les dieux, comme le chœur antique des tragédies grecques, faire très souvent contrepoint aux guerriers, victimes, bourreaux de ces multiples conflits évoqués et aux femmes qui peuplent les souvenirs du narrateur.
Un roman magistral, sujet à débat bien sûr, un roman qui me dépasse mais dont je n’oublierai sûrement pas certaines scènes, certains passages, morceaux de puzzle qui peu à peu forment un tout … un rêve que le narrateur fait dans le train, mise en abyme du roman, l’évocation d’une boîte de nuit à Beyrouth, implantée à l’endroit et sur le thème (puisque les tables sont des cercueils) d’un des tout premiers massacres de la guerre civil en 1976, la tuerie d’un cochon en plein conflit croate, des pages pleines d’ironie sur l’éternel pape Jean Paul II, l’histoire d’un duc privé de son titre par l’histoire car duc d’Auschwitz dont le château est un lieu de mémoire d’un massacre auquel sa propre mère fut complice, et tant d’autres…Inoubliable oui sûrement…et donc très heureuse que le prix du Livre Inter m’ait donné à lire un tel roman…